La normalité

La question de la normalité est importante dans l’histoire de Jérôme. Il faut cependant comprendre que ce qui est considéré comme « normal » pendant la dernière moitié du XIXe siècle est très différent de ce que c'est aujourd’hui. De nos jours, la normalité est surtout définie en termes scientifiques ou médicaux. Un enfant a un développement « normal » lorsqu’il grandit et acquiert des habiletés et des connaissances dans une échelle de temps déterminée par le développement de la moyenne de la population. Une personne a un comportement « normal » lorsqu’elle n’est pas aux prises avec un trouble envahissant du comportement ou une grave psychose. La normalité est aujourd’hui définie comme une moyenne. La « normale » est un facteur statistique qui indique une échelle de facteurs et qui permet un certain jeu, c’est-à-dire qu’il y a un spectre de ce qui est normal. Tout comportement qui ne contrevient pas ni à la loi, ni à ce qui est médicalement normal, tombe dans la normalité et notre société doit l’accepter.

Au XIXe siècle, la normalité est surtout déterminée par des facteurs moraux. Elle est déterminée par les conventions sociales et religieuses. Dans les Provinces maritimes à l’époque de Jérôme, un comportement normal est non seulement conforme à la loi, il est d’abord un comportement qui suit la morale et les préceptes chrétiens et qui est similaire au comportement de tous les autres membres de la communauté. On a un comportement normal si on se comporte comme tout le monde. Bien entendu, chaque classe sociale et chaque groupe ethnique se considère comme normal et voit les autres groupes ethniques comme inférieurs, sinon carrément dangereux. Les Anglo-Protestants des classes dirigeantes du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse souhaitent l’assimilation des Acadiens et des Irlandais catholiques parce qu’ils deviendraient normaux.

Cy à Mateur (Célestin, fils de Amateur Trahan) était un contemporain de Jérôme. Ils sont morts d’ailleurs la même année en 1912. Cy était un cordonnier très qualifié, mais aussi très pauvre. Selon les habitants de la Baie Sainte-Marie, dont ses voisins à Meteghan, Cy n’était pas normal. Cy était très colérique et violent. Il buvait beaucoup, jouait aux cartes et pariait. Il n’allait pas à la messe le dimanche et ne faisait pas ses Pâques. Il avait la réputation d’avoir vendu son âme au diable et d’être un sorcier. On disait qu’il pouvait se métamorphoser en ours ou voler jusqu’à Boston en surfant dans les airs sur une planche de bois. Cy a bel et bien existé. Aujourd’hui, il aurait obtenu de l’aide du gouvernement sous forme de paiements du Bien-Être Social et ses médecins auraient insisté pour qu’il suive une thérapie et aille en désintoxication. À l’époque de Jérôme, Cy fut enfermé dans la « Poor House » de Meteghan et fut rejeté de tous.

Jérôme aussi n’était pas normal. Son comportement et son mutisme entraînaient de la crainte et son corps inhabituel causait de la curiosité. Aujourd’hui, les personnes ayant un handicap physique attirent la sympathie, quelques fois la pitié, parce que leur corps diffèrent de la norme médicale. Au XIXe siècle, les corps anormaux attirent les regards parce qu’ils sont spectaculaires. Que la déformation soit causée par un accident ou une chirurgie, comme pour Jérôme, ou qu’elle soit congénitale, les corps déviants sont mis en spectacle. Les siamois brisent l’unicité du corps humain. Les femmes à barbe transgressent les différences « naturelles » entre les sexes. Les géants et les nains atteignent les extrêmes du possible. Les membres de races « exotiques » ne ressemblent pas aux membres de la communauté. Ils attirent donc le regard.

Pendant presque tout son séjour à la Baie Sainte-Marie, Jérôme a attiré le regard de la communauté et de milliers de touristes, non seulement parce qu’il était entouré de mystère, mais parce qu’il n’était pas normal : il ne parlait pas, avait d’étranges colères inexpliquées et n’avait pas de jambes.

[ ]

Lectures supplémentaires:

Robicheau, Lise A. Le diable et le cordonier. Vie et legende de Cy à Mateur. Clare, N.-É. : Éditions de la Piquine, 2001.

Thomson, Rosemarie Garland, dir. Freakery : Cultural Spectacles of the Extraordinary Body. New York : New York University Press, 1996.