Roy MacGregor, « La légende », The Canadian, 15 oct. 1977

Nouvelles révélations au sujet de l’art de Tom Thomson – et de sa mort mystérieuse

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« Un jour, ils comprendront ce que je veux dire. »
– Tom Thomson

(Eh bien, Tom – ce jour serait juste un peu plus près. Cet automne, 60 ans après que ton corps ait refait surface sur le lac Canoe, il y a enfin du nouveau. Non seulement le meilleur recueil jamais publié réunissant tes toiles vient-il de voir le jour, mais nous sommes aussi – étonnamment et subitement – tombés sur une nouvelle explication à ta mort. Ça aura pris bien du temps, Tom – tu aurais eu 100 ans au mois d’août dernier – mais aujourd’hui, il se pourrait que nous comprenions mieux que jamais ce que tu voulais effectivement nous dire.)

Il s’agit d’un mélange absolument parfait : une nouvelle menant à la compréhension de son œuvre, une autre menant peut-être à la compréhension de sa mort. Les deux – l’art qu’il a légué et la légende – sont toujours allés de pair par le passé, après tout, mais jamais de façon aussi simultanée. Dans le nouveau livre sur Thomson – Tom Thomson: The Silence and the Storm [Tom Thomson : Le silence et la tempête] par Harold Town et David P. Silcox – on nous avertit que « Nous devrions nous en tenir exclusivement à leurs œuvres » lorsque nous discutons de tels artistes, mais il s’agit d’une restriction injuste dans ce cas-ci. De la même façon que Thomson lui-même était insatisfait de l’exécution de sa toile Le vent d’ouest[…], une peinture qui nous habite maintenant tellement elle nous est familière, nous étions nous aussi insatisfaits des explications troubles au sujet de sa mort mystérieuse au parc Algonquin le 8 juillet 1917, et ce casse-tête nous habite tout autant. Nous savons que le travail de l’homme est indissociable de son histoire.

Le nouveau livre offre le regard le plus complet sur la brève carrière de Thomson en tant que peintre jusqu’ici

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assemblée : il avait 34 ans au moment où il a acheté sa première véritable boîte de peinture à l’huile et 39 au moment de sa mort; et le total de plus de 200 œuvres, combiné aux impressionnantes connaissances en art de Harold Town, démontre parfaitement qu’en moins d’une décennie, Thomson a pu passer de la maladresse imitative de, disons, Attelage de chevaux, au brio reconnu de, disons, Les barges de drave […].

Mais tout en étant effectivement un festin pour les yeux, le nouveau livre présente de véritables failles lorsqu’il aborde le parc Algonquin, où Thomson a réalisé toutes ses meilleures peintures – Le Pin, Rivière du nord, Aurore boréale. David Silcox écrit que Thomson aurait dit du parc, comme il l’avait dit du cottage d’un de ses amis dans la baie Georgienne, qu’il « commençait trop à ressembler à North Rosedale [à Toronto] pour me plaire ». En réalité, le parc Algonquin, entre 1912 et 1917, ressemblait autant à North Rosedale que le lac Canoe ressemblait à l’Atlantique. Alors que Thomson passait beaucoup de temps aux environs de Mowat Lodge près du lac Canoe […], un guide de l’époque indique : « Il suffisait de ramer cinq minutes pour se retrouver en pleine nature sauvage ».

Et en ce qui concerne les fiançailles secrètes de Thomson avec Winnifred Trainor, Silcox utilise, en guise de barème pour mesurer la profondeur de leur relation, les écrits de Charles Plewman de Toronto. Bien que Plewman ait été porteur lors des funérailles de Thomson, il n’est arrivé au lac Canoe qu’après que le corps de Thomson ait été retrouvé et non seulement n’a-t-il jamais rencontré Thomson, mais il n’a fort probablement jamais adressé un mot à Winnie Trainor non plus.

Toutefois, afin d’alimenter le mythe entourant Thomson, les écrits de Plewman ont étayé la théorie selon laquelle l’artiste s’était suicidé. En 1972, à l’âge de 82 ans, Plewman a annoncé publiquement que Shannon Fraser – le propriétaire de Mowat Lodge – avait confié que Thomson avait subi une énorme pression pour se marier (plusieurs avaient insinué que Winnie était enceinte) et qu’il avait préféré s’enlever la vie plutôt que de faire face à la situation.

Silcox, rejetant cette hypothèse, propose sa propre théorie pour expliquer sa mort : Thomson, s’étant foulé la cheville, avait enroulé sa ligne à pêche autour pour la panser et quand il a tenté d’uriner pendant qu’il était dans le canot, sa cheville a fléchi et il a glissé, s’est heurté la tête sur le plat-bord avant de basculer par-dessus bord, pour peut-être refaire surface plus tard, la braguette ouverte. Mignon, mais simpliste. Nulle

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personne qui était présente n’a jamais mentionné que Thomson avait la braguette ouverte ou une cheville foulée et quand j’ai demandé à un homme qui a été guide pendant 60 ans dans le parc si quelqu’un avait déjà bandé une foulure de cette façon, il m’a répondu en éclatant de rire.

En plus de la théorie du suicide et de l’accident, il y a bien sûr eu celle du meurtre, avancée notamment par le juge William Little dans son livre écrit en 1970, The Tom Thomson Mystery [Le Mystère Tom Thomson]. Le juge Little a monté un dossier complexe et très bien documenté contre Martin Bletcher, un Américain qui avait un cottage au lac Canoe et dont on disait qu’il s’était violemment disputé avec Thomson au sujet de la guerre la veille de l’annonce de la disparition de l’artiste.

La seule chose qui ait toujours semblé certaine est la tenue d’une petite fête dans la cabane d’un guide près de Mowat Lodge dans la nuit du 7 juillet 1917. Il s’y est bu beaucoup d’alcool – ce qui n’était pas exceptionnel pour Thomson – et il y a peut-être eu bagarre. Le lendemain, un dimanche morne sur lequel tombait une pluie légère qui diminuait peu à peu, Shannon Fraser et Thomson étaient ensemble jusqu’à ce que Thomson décide d’aller pêcher. Selon le livre du juge Little, Mark Robinson, le garde forestier posté au lac Canoe et bon ami de Thomson, les aurait vus ensemble. Shannon Fraser a déclaré plus tard avoir consulté sa montre de gousset – 12:50 p.m. – au moment où Thomson est parti en canot, la dernière fois où il a été vu vivant.

Dès qu’on a retrouvé le canot vide, la confusion s’est installée. Le canot était-il à l’envers ou à l’endroit? L’ont-ils retrouvé le lendemain ou le surlendemain? Mark Robinson a écrit dans son journal personnel peu de temps après : « Il y a des commentaires considérablement divergents dans les témoignages recueillis auprès des résidants ». Les seuls éléments sur lesquels ils s’entendaient tous étaient que la pagaie préférée de Thomson n’avait toujours pas été retrouvée, malgré les multiples recherches menées sur le littoral, et que sa pagaie de rechange était attachée en position de portage d’une façon bizarre, pas du tout comme Thomson l’aurait attachée. Huit jours après la disparition de Thomson, son corps a refait surface – un délai exceptionnellement long – et il y avait une marque de violence sur sa tempe, du sang s’écoulait d’une de ses oreilles et sa ligne à pêche était enroulée autour de sa cheville.

En plus de la controverse portant sur l’emplacement de la dépouille de Thomson – est-elle encore au lac Canoe où elle a d’abord été inhumée, ou dans le lot familial à Leith, en Ontario, où elle devait être déplacée – l’évènement avait depuis fait l’objet de débats alors qu’on se demandait s’il s’agissait d’un accident, d’un suicide ou d’un meurtre. Tous ceux qui le connaissaient bien ont rejeté tant l’hypothèse de l’accident que celle du suicide, mais à part le courageux effort du juge Little et une émission télévisée de la CBC en 1969, Was Tom Thomson Murdered? [Tom Thomson a-t-il été assassiné?], aucune théorie de meurtre n’a jamais véritablement tenu la route – jusqu’à présent, peut-être, alors que vient de se manifester une personne qui était bel et bien à Mowat Lodge en 1917.

Cette personne se nomme Mme Daphne Crombie, une femme menue, voûtée, extrêmement intelligente qui approche les 90 ans et vit dans son appartement absolument impeccable à Toronto. Elle est la « Dame oubliée » dans l’histoire de Tom Thomson, quelqu’un qui a une histoire à raconter mais qui n’a jamais pu le faire publiquement, en partie pour des raisons personnelles et en partie parce que personne – jusqu’à ce que je fasse sa rencontre par hasard – ne le lui a jamais demandé.

Daphne Crombie est arrivée à Mowat Lodge à l’hiver de 1916-17 avec son nouveau mari Robert, un ancien combattant qui était venu là dans l’espoir de guérir de la tuberculose, et elle est vite devenue amie avec la seule autre femme qui s’y trouvait, Annie Fraser, la femme de Shannon Fraser. Daphne Crombie s’est également liée d’amitié avec Tom Thomson, qui est arrivé environ au moment de la débâcle du printemps. Elle s’asseyait souvent pour le regarder peindre et parler avec lui; il la peignait dans sa célèbre cabane d’artiste (The Artist’s Hut) et il lui a donné une toile qu’il disait être « la meilleure de l’année ».

À deux reprises, la colporteuse de ragots Annie Fraser s’était confiée à son amie Daphne Crombie. La première fois, elles marchaient dehors quand Annie a déclaré s’être immiscée dans la chambre de Tom et avoir trouvé une lettre de Winnifred Trainor. « Maintenant, je ne raconte que des choses dont je suis absolument certaine, » nous prévient Mme Crombie, consciente qu’un tel témoignage est un ouï-dire, « mais c’est parole d’évangile. Annie m’a raconté que la lettre disait, “S’il te plaît Tom, il faut que tu t’achètes un nouveau costume parce que nous allons devoir nous marier.” » Mme Crombie a supposé que cela signifiait l’arrivée d’un bébé, « mais ça ne s’est jamais concrétisé ». Il se pourrait aussi que Winnifred Trainor, alors âgée de 32 ans et pétrifiée à l’idée de finir célibataire dans sa petite ville de Huntsville, Ontario, forçait simplement Thomson à respecter une promesse faite plus tôt et s’est exprimée de façon maladroite. Selon Mme Crombie, Annie Fraser a aussi dit que la lettre conseillait à Tom de récupérer l’argent que Shannon lui devait. (Ottelyn Addison, la fille du garde forestier Mark Robinson et auteure de Tom Thomson: The Algonquin Years [Tom Thomson : les années au parc Algonquin], croit que Fraser devait effectivement de l’argent à Thomson.)

Daphne Crombie et son mari, qui avait recouvré la santé, étaient de retour à Toronto au moment où Thomson est mort, mais ils sont plus tard retournés au lac Canoe – un fait qu’atteste Mark Robinson dans son journal intime – et Annie avait du nouveau à apprendre à son amie. « Elle m’a parlé de la petite fête, se souvient Mme Crombie. Eh bien, ils étaient pas mal soûls – ils étaient tous d’assez gros buveurs – et Tom a demandé à Shannon de lui rendre l’argent. Quoi qu’il en soit, ils se sont battus – Shannon Fraser était d’un tempérament bouillant [ce qui n’est pas faux : on savait que Fraser devenait très mélancolique quand il buvait, voire suicidaire] – et il a frappé Tom et Tom est tombé et s’est cogné la tête sur la grille du foyer. »

Aux dires de Daphne Crombie, l’histoire d’Annie Fraser allait ainsi : Shannon Fraser a paniqué et a tiré Thomson, qui était inconscient, à l’extérieur jusqu’à un canot. (Elle n’a jamais dit si quelqu’un d’autre l’avait vu faire ou non.) Il a ramé sur la courte distance qui le séparait du quai de Mowat Lodge – il faisait très noir ce qui a fait qu’Annie a pris peur et a alors aidé à soulever Thomson pour le placer dans son propre canot et donner l’impression qu’il était parti pêcher. Shannon Fraser a ensuite remorqué le canot au-delà des premières îles et l’a jeté à l’eau, peut-être en attachant d’abord un poids à la cheville de Thomson.

Le principal problème avec cette théorie est qu’elle entre en contradiction avec les comptes rendus préalablement admis selon lesquels, au matin du dimanche 8 juillet, Mark Robinson a vu Shannon Fraser marcher et parler avec Tom Thomson. Bien entendu, il ne faut pas prendre le témoignage de Fraser en considération (ni celui d’un autre témoin qui s’est manifesté en 1956, avançant d’autres faits totalement confus). Cela ne laisse que Mark Robinson, qui a affirmé avoir seulement vu Thomson, et non lui avoir parlé, et cela à une distance d’un quart de mille. Mais le récit de Daphne Crombie demeure une simple théorie et non un fait.

« Il m’est souvent passé par la tête que Little s’était trompé en accusant Martin Bletcher », reconnaît Ottelyn Addison.

Si seulement nous avions le rapport du coroner – un certain Dr Ranney s’est rendu au parc depuis North Bay après que Thomson a été enterré – mais le rapport a pour une raison ou une autre disparu. Ce que nous savons, cependant, c’est que Ranney n’a pas fait d’autopsie, qu’il n’a, en fait, même pas vu le corps, et a accepté le verdict de « noyade accidentelle » à l’issue d’une enquête non officielle à laquelle Shannon Fraser a assisté de bonne grâce. Quant à Annie Fraser, elle n’était même pas présente. Et maintenant qu’ils sont tous deux décédés, nous n’aurons pas la chance de leur poser nos toutes nouvelles questions, et ils n’auront pas non plus l’occasion de se défendre. Ils auraient bien pu avoir une toute autre version à raconter.

Tout ce dont nous pouvons être certains c’est qu’à présent, en cette année où l’on célèbre le centième anniversaire de naissance de Tom, tant l’œuvre de cet homme que sa mort sont plus attrayantes que jamais.

Source: Roy MacGregor, "La légende," The Canadian, 15 octobre 1977

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