small flourish

Angélique. Lorena Gale. 1999.

59

Acte II, Scène 8.

Toutes les voix, à l'unisson. 10 avril, 1734.

MANON
(en pelletant des braises dans un seau)

Mon coeur en rage,
Wey a hey a
Est remplir de douleur,
Wey a hey a
La froideur de mon César,
Wey a hey a
me marque au fer,
Wey a hey a.


Mon sang coule chaud,
Wey a hey a
Ma respiration est froide,
Wey a hey a
Les souvenirs de son amour,
Wey a hey a
Brûlent toujours en moi.

60

Elle ulule.

CÉSAR entre avec un cigare, des allumettes et un
coupe-cigare. Il prend le seau de MANON
et prépare le cigare.

CÉSAR
Je souris. Je ris. Je baisse les yeux. "Oui,
Monsieur." "Non, Monsieur." "Tout de suite,
Monsieur." Je fais tout ce que je dois faire pour "juste
bien m'entendre". C'est la survie dans le monde de
l'homme blanc. Et je m'en tire. Pourquoi combattre ce que je ne
peux pas changer. Mais ne crois pas que je sois moins
un homme pour autant.

Ne me regarde pas de trop près. Tu verras le
sourire sur mes lèvres, pas dans mes yeux qui
voient tout. Et même si ma tête est penchée, mon
corps reste droit. Mes épaules larges et
fortes. Et ces mains pourraient écraser une
trachée comme une feuille d'automne. Mais je ne me
bats pas. Je fais ce que je dois faire "juste pour
bien m'entendre".

Claude croit qu'il peut me vaincre avec un
mot. Parce que dans ce monde où blanc rime avec
puissance, un mot est tout ce qu'il faut pour faire taire. Mais je
suis patient. J'attendrai. Et quand le moment sera
venu. (offrant le cigare à Ignace et frottant une
allumette)
Je frapperai!

Il remet le cigare à GAMELIN, qui prend
l'allumette de CÉSAR. Il tire un peu sur le cigare,
avec satisfaction, avant de parler. CÉSAR
place le seau près de lui.

GAMELIN
Les femmes n'ont pas de place dans les affaires. Leur esprit
ne semble pas pouvoir se libérer de leurs émotions. Et
il n'y a pas de place en affaires pour les émotions. Je laisserai
Thérèse faire à sa guise. Mais elle vendra. (il
tire)
Un jour, elle devra vendre. (il fait
tomber ses cendres dans le seau)

61

THÉRÈSE entre avec une bougie et traverse
lentement la scène. Elle s'arrête quelques fois
et regarde derrière elle, comme si elle était
poursuivie par quelque chose qui n'est pas là.

THÉRÈSE
(s'arrête) Qui va là? Angélique? (silence)
Il y a trop de bruits dans cette maison. Des craquements
et des chocs. Des sons que je ne peux pas identifier. Entendez-vous?
(elle s'arrête, écoute, murmure) Angélique? (elle
continue)
C'est ma maison! Je connais cette maison.
J'aime cette maison. Mais aucun son ne m'est familier.
Des chats crient toutes les nuits. Des chiens hurlent.
Des chevaux piaffent. Ils le sentent aussi. (elle
arrête)
Qui va là? Angélique? (pause) Les
Lutins. Oui. Les Lutins. Ils sont revenus. Je ne
croyais pas qu'ils pouvaient s'éloigner des fermes. Mais
oui. Les Lutins. C'est ça. (elle se
détends)
Oui. Les Lutins. Je peux m'occuper des lutins.
Les Lutins et Angélique. Des deux, je peux me débarasser.

Elle prend le seau et le remet à
CLAUDE, qui entre avec une lampe à l'huile.

CLAUDE
Un jour, je serai quelqu'un. Vous croyez
que je vais traîner des seaux et pelleter
du fumier de cheval toute ma vie? Pas moi. Je serai aussi important
que Francheville un jour. Plus important. Vous verrez. Je suis. Je
suis plus que... Je suis plus que ceci!

En Nouvelle-France, je ne serai jamais plus qu'un paysan
crasseux qui s'engage pour cinq ans de sa vie pour
quelques habits neufs, quelques sacs de grain et un
morceau de terre rocailleux qui ne donnera peut-être jamais de fruits.
Mais en Nouvelle-Angleterre ou plus au sud, qui sait
ce qu'un homme peut faire de lui-même.
Oui. Il y a de l'argent à faire dans les colonies.
Et, vous savez quoi... ?


Il dépose le seau et donne à
ANGÉLIQUE un baiser ardent.

Je vais en faire.

62

ANGÉLIQUE
L'amour. J'avais presque oublié que c'est la même sensation que...
la liberté.

CLAUDE
Bientôt.

Il sort, laissant le seau à ANGÉLIQUE.

ANGÉLIQUE
Combien de temps puis-je attendre? Chaque minute me rapproche
d'une mort vivante. Et je suis vivante. Je suis
vivante!

Son toucher brûle, cautérise, roussit, allume le feu
profondément là où étaient la douleur et la glace. Et
je sens... chaleur, vie, force, puissance, noire et
robuste.

Elle envie cela. Chienne froide et sans passion. Comme
son bâtard de mari. En suçant tous les deux.
Suçant la vie. Niant la vie.

Non! Je ne suis pas une chaise, un sac de grain ou un veau
qu'on engraisse pour le vendre à la boucherie! Je suis
vivante. Et aimée. Et je ne peux pas attendre...
je ne peux plus attendre.

La fumée commence à remplir la scène.

THÉRÈSE
Au feu !

ANGÉLIQUE
Au feu !

GAMELIN
Au feu !

CÉSAR
Au feu !

Le chaos éclate. Les cloches des églises
sonnent, les gens crient, prennent panique. Les
comédiens courent et s'organisent
en une ligne où l'on passe des seaux de personne
en personne. ANGÉLIQUE est au bout de la
ligne. Les seaux passent rapidement et désespérément d'une
personne à l'autre. CLAUDE entre, se nettoyant les
dents. Il regarde en silence pour un instant.
ANGÉLIQUE se tourne pour prendre un autre seau,

63

voit CLAUDE et, prend la main de CLAUDE
au lieu de prendre le seau.

ANGÉLIQUE
Maintenant?

CLAUDE
Maintenant!

Ils courent. La ligne continue de combattre les
flammes qui montent de plus en plus haut. Ils
se retournent et parlent rapidement.

ANGÉLIQUE
Le feu fut allumé à la maison de sa maîtresse,
sur la rue Saint-Paul, le soir du 10 avril 1734.

CLAUDE
Les flammes ont couru rapidement d'une maison à
l'autre et, plus tard, à l'Hôtel-Dieu, où les
voisins avaient commencé à transporter leur
meubles et leurs biens.

ANGÉLIQUE
Le couvent et l'église ont été détruits.

CLAUDE
C'était la troisième fois que l'Hôtel-Dieu était
englouti par les flammes.

ANGÉLIQUE
Quand le feu se sera éteint, 46 maisons se seront
consumées.

Source: Gale, Lorena, "Angélique," Playwrights Canada Press, Toronto: 1999.

Retour à la page principale