UN MYSTÈRE SUR LES RIVES DE LA NOUVELLE-ÉCOSSE

Par J.C. Mackay

[ Mink Cove ]

Mink Cove, Caroline-Isabelle Caron,

Qui était-il? Quel était le secret qui l’a forcé à garder le silence durant les quarante-sept longues années qu’il a passées sur les rives de la baie Sainte-Marie, en Nouvelle-Écosse?

Le mystère ne pourra probablement jamais être résolu à présent, mais pendant soixante-sept ans, ces questions ont régulièrement attiré l’attention; non seulement celle des habitants de l’isthme de Digby – le rivage où il a été retrouvé – mais aussi celle des résidants de la partie continentale auprès de qui il a vécu presque cinq décennies.

C’est à l’été de 1861 qu’un grand bateau a été aperçu en train de contourner la longue bande de terre appelée isthme de Digby, qui se situe entre la baie de Fundy et la baie Sainte-Marie.

Son apparence a attiré l’attention des pêcheurs puisque ce navire ne ressemblait pas à ceux auxquels ils étaient habitués. Certains ont cru qu’il s’agissait d’un navire de guerre, d’autres qu’il s’agissait d’un bateau de pirates. Peut-être qu’on ne se souviendrait plus aujourd’hui de ce bateau si ce n’était de la découverte surprenante du lendemain matin.

Un dénommé Albright, qui était descendu au rivage pour ramasser le varech, a aperçu un peu au-dessus de la limite de la marée la forme d’un homme recroquevillé. Ses deux jambes avaient été amputées juste au-dessus des genoux. À ses côtés se trouvaient un tonnelet d’eau et une miche de pain noir.

Sur une bonne distance le long de l’isthme de Digby, particulièrement du côté de la baie de Fundy, le rivage est escarpé et rocheux, mais Sandy Cove, là où l’étranger à été trouvé, est une belle plage sablonneuse en forme de demi-cercle avec, à ses extrémités, d’imposantes falaises.

L’homme souffrait manifestement d’hypothermie. Ses jambes avaient l’air d’avoir été amputées récemment, puisque les plaies saignaient encore même si elles avaient été habilement bandées.

On l’a transporté avec grand soin jusque chez Gidney où on l’a enveloppé dans des couvertures et lui a offert des boissons chaudes. Quand il a eu repris conscience, lorsqu’on lui a demandé son nom et la raison pour laquelle il avait été abandonné, il n’a rien répondu, sinon un mot qui ressemblait à « Jérôme ». C’est donc par le nom de Jérôme qu’on s’est mis à l’appeler. Puisqu’il n’a plus jamais tenté de parler et qu’aucune autre information quant à sa nationalité ne pouvait être obtenue, on décida de l’envoyer à Meteghan, où, parmi les Acadiens de la côte des Français—partie continentale—on pourrait peut-être trouver quelqu’un qui parlerait la même langue que lui et qui pourrait ainsi percer le mystère de cet étrange naufragé.

Puisque son teint était foncé, on croyait qu’il était peut-être Italien et, puisque Jean-Nicolas, un Corse de naissance que l’on surnommait « le Russe », parlait couramment italien ainsi que plusieurs autres langues européennes, on décida de l’envoyer chez lui.

Jean-Nicolas avait lui-même vécu des aventures palpitantes en combattant lors de la guerre de Crimée. Après s’être enfui d’une prison de guerre, il avait trouvé un havre de paix au milieu des Acadiens dispersés « sur la côte des Français ». C’est peut-être parce qu'un « sentiment d’appartenance nous rend merveilleusement aimables » que Jean-Nicolas l’a reçu cordialement et, bien qu’il n’ait pas été un homme riche, lui et sa famille se sont occupés du naufragé et quand cette affaire a été portée à l’attention du gouvernement de la Nouvelle-Écosse, il reçut à partir de ce moment-là une allocation de deux dollars par semaine pour s’occuper de l’étranger.

Jean-Nicolas a tenté de parler à son invité dans toutes les langues qu’il connaissait. L’autre ne parlait pas, mais il est certain qu’il comprenait le français et l’italien et qu’il vivait dans une peur constante de quelqu’un ou quelque chose.

À seulement trois ou quatre reprises au cours des quarante-sept années qu’il a passées sur la « côte des Français » a-t-on réussi à obtenir de lui de l'information. Chaque fois, on l’avait pris au dépourvu et il était dans un état de panique désolant pendant les semaines qui suivaient.

Une fois où on lui a soudainement demandé d’où il venait, il a répondu immédiatement « Trieste ». Une autre fois, à la question « Quel bateau t’a amené sur la rive de Fundy? », il a répondu « Colombo ».

Les jambes de Jérôme ont mis beaucoup de temps à guérir. Il a ensuite appris à bien marcher sur ses moignons, mais il n’allait jamais nulle part. Il fuyait la compagnie et il s’assoyait sur le plancher de la cuisine, la tête baissée et les mains jointes.

Jérôme est demeuré sept ans à Meteghan, puis Jean-Nicolas ayant perdu sa femme, le naufragé a été amené à Saint-Alphonse (Chéticamp) en pension chez Mme Didier Comeau.

Les gens du coin croyaient généralement que Jérôme était sourd et muet, mais les enfants de la maison racontaient une tout autre histoire. Il les regardait jouer avec un intérêt évident et leur adressait parfois la parole. Une fois, certain qu’il n’y avait pas d’adultes autour et pressé par les questions des enfants à savoir pourquoi il ne voulait pas parler à leurs parents, il a répondu en secouant la tête « Non, non ». Lorsque les enfants lui ont demandé comment il avait perdu ses jambes, il a répondu « chaînes » puis « sciées sur une table ».

La preuve que Jérôme pouvait parler anglais a été faite à une occasion. Des visiteurs s’étaient arrêtés pour voir le naufragé, mais Jérôme refusait de sortir de sa chambre. François Comeau a tenté de l’amadouer. Jérôme était entêté. Lorsque François plaça ses mains sur les épaules de Jérôme, celui-ci hurla dans un anglais parfait « Je vais te mordre ».

Même si Jérôme était extrêmement fort, il n’a jamais travaillé ni offert d’effectuer quelque travail que ce soit. Il avait un tempérament violent, et lorsqu’il était fâché il lançait de la vaisselle ou tout autre chose dans la pièce qui lui tombait sous la main. Sa rage n’était généralement que de courte durée, sauf lorsqu’on mentionnait le mot « foran » (sic) (pirate) : sa rage et son agitation prenaient alors des jours à se dissiper.

Lorsqu’il se croyait seul, il passait de longues heures debout sur ses pauvres moignons à regarder par la fenêtre les bateaux qui allaient et venaient dans la baie Sainte-Marie.

Pour ce qui est de son statut dans la société, les avis divergeaient grandement. Certains visiteurs croyaient qu’il avait l’air intelligent et raffiné, d’autres croyaient plutôt le contraire. Quant à son apparence, sa tête était grosse et bien proportionnée, ses yeux grands et foncés. Il arborait une barbe en pointe et une moustache, ses doigts étaient longs et minces.

À l’occasion, le gouvernement publiait dans la presse un avis concernant Jérôme, dans l’espoir d’obtenir des renseignements. Un jour, on a reçu une lettre envoyée par deux sœurs vivant à New York appelées Mahoney, qui croyaient que Jérôme était leur frère depuis longtemps disparu.

Alors que M. Comeau et son frère François se rendaient à New York pour le travail, ils ont décidé de rendre visite aux sœurs. Elles leur ont appris qu’elles avaient eu un frère appelé Jérôme qui avait fugué de la maison trois fois avant l’âge de onze ans. La quatrième fois, il avait disparu pour de bon, et bien que leur père ait cherché toute sa vie et dépensé une somme considérable, son fils n’avait jamais été retrouvé. On avait tenu le frère cadet dans l’ignorance de ce frère aîné qui s’était enfui brusquement et il fut surpris d’apprendre son existence.

Les sœurs Mahoney étaient d’avis que le naufragé était leur frère, puisque l’âge de leur frère au moment de sa fugue correspondait sensiblement à l’âge – vingt-cinq ans – que semblait avoir le naufragé retrouvé. Mais sa vie mystérieuse, passée sans aucun doute à l’étranger ou en haute mer, l’amputation de ses membres et son étrange abandon sur la côte de la Nouvelle-Écosse constituent un casse-tête qui n’a jamais pu être assemblé.

Il peut sembler étrange que des enquêtes n’aient pas été menées plus tôt, en particulier en ce qui a trait à l’étrange bateau identifié par Jérôme comme étant le Colombo, mais au début des années soixante, l’isthme de Digby était loin des foules étourdissantes, même si aujourd’hui on retrouve plusieurs pensions confortables près de l’endroit où le naufragé a été retrouvé.

Les dernières vingt-cinq années de sa vie, Jérôme les passa chez Mme Didier Comeau, où il est replongé dans un silence absolu, aucun mot n’étant plus sorti de sa bouche à ce que l’on sache.

Peu avant qu’il meure en 1908, Mme Doucet, la fille de Jean-Nicolas, s’est arrêtée pour le voir. Elle avait joué avec lui lorsqu’elle était enfant; elle était une des enfants avec qui il était devenu ami et elle avait beaucoup de bons souvenirs de lui. Lorsqu’elle est entrée dans sa chambre, il a levé les yeux vers elle et l’a regardée avant de les baisser de nouveau. En réponse à ses nombreuses tentatives pour le faire parler, il s’est penché en avant comme dans un désir de s’exécuter et faisait de grands efforts pour articuler, mais il semble que ses cordes vocales inutilisées depuis trop longtemps aient refusé d’obéir. Elle perçut tout de même un murmure qu’elle interpréta comme « Je ne peux pas », elle est donc repartie attristée.

Ceux qui le connaissaient bien croyaient qu’il gardait avec lui un secret que d’autres avaient eu peur qu’il divulgue et l’avaient donc abandonné sur cette plage. Le fait qu’il ait admis que ses jambes aient été blessées par des chaînes d’une quelconque façon appuie cette théorie. Il semble raisonnable de croire qu’il gardait un terrible secret : comment peut-on interpréter autrement un silence de près d’un demi-siècle? Que sa conscience était troublée et qu’il faisait pénitence pour ses péchés passés a été expliqué par le fait qu’il a mis ses mains sur le poêle brûlant à une ou deux reprises, et qu’on l’a rarement vu sourire. Peu importe quels ont pu être ses péchés de jeunesse, il a eu amplement le temps d’en faire le bilan et de se repentir au cours de son silence pathétique de quarante-sept ans, passés chez les aimables Acadiens de « la côte des Français » en Nouvelle-Écosse.

Source: J.C. MacKay, "Un mystère sur les rives de la Nouvelle-Écosse ," Family Herald and Weekly Star, 26 février 1930.

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