La navigabilité du navire marchand

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En ce qui concerne les dangers liés à la surcharge des navires, les anciennes lois du Grågås (1169) et du Gulating (treizième siècle) sont explicites : « Un navire est jugé navigable selon la Loi de Farmanna (la loi des marchands) si ce dernier est chargé de façon à ce que les deux cinquièmes des bords du navire se trouvent, à mi-longueur, au-dessus de la ligne de flottaison », affirme le Grågås.

Techniques de navigation et matelotage

Lorsqu’elle était remplie par des vents arrière ou de travers, la large voile de forme presque carrée était efficace et pouvait propulser le navire à de hautes vitesses. Magnus Andersen cite 11 nœuds pour le Viking, une réplique du Gokstad; de plus, une vitesse pouvant atteindre les 13 nœuds a été enregistrée lors des sorties d’essai de la réplique de knar, le Saga Siglar, à la fois avant et pendant la circumnavigation! Bien que les navires n’aient pu atteindre ces vitesses tous les jours, il y avait plusieurs jours astronomiques durant lesquels une distance de presque 200 milles marins pouvait être franchie, ce qui représente une distance franchie en 24 heures fort respectable, même en comparaison avec les voiliers de haute mer des siècles ultérieurs.

En ce qui a trait à la mesure des distances franchies en 24 heures, il semble que les Vikings aient développé leur propre système. La principale source d’information à ce sujet est le manuscrit médiéval RIM II (vers 1275), mais les éléments y figurant sont considérés comme beaucoup plus anciens. Ce système est basé sur l’ancien mille marin scandinave connu sous le nom de viku. Ce dernier est d’une longueur de 11 km ou de 6 milles marins modernes. Six vikur équivalent à un dagsroning (jour de rame). Douzevikur siøs peuvent aussi équivaloir à un tylft (douzaine), ou encore à un halvdøgr (plus rarement à un døgr). On désignait aussi 24 vikur comme un døgr, ce qui signifie qu’une journée de navigation est calculée à 144 milles marins, une distance aisément franchie par un navire marchand de haute mer par temps favorable, si l’on peut se fier à nos expériences à bord du Saga Siglar. Il est important de noter que le døgrsigling n’est pas une mesure de temps mais bien de distance. Lorsqu’il est raconté dans une saga que, par exemple, le trajet fut de quatre døgr, cela veut dire que le navire a couvert une distance d’environ 580 milles marins, voyage qui pourrait facilement s’étirer sur plus de quatre jours par vents et temps défavorables!

Des éléments indiquent qu’un plus petit viku était utilisé en Islande. Il correspondait à 9,25 km ou 5 milles marins modernes. Vingt-quatre heures de navigation équivalaient donc à 120 milles marins. Un tylft serait donc égal à 60 milles marins, l’équivalent d’un degré de latitude moderne.

Le navire marchand progressait rapidement s’il était poussé par des vents arrière ou de travers, ou debout oblique mais il ralentissait considérablement lorsqu’il naviguait par vent contraire. D’aucuns persistent à croire qu’en ces circonstances, les Vikings propulsaient leur navire en ramant. Cette technique était utilisée pour les navires de guerre. Ces vaisseaux, qui transportaient des équipages nombreux, étaient munis de deux séries d’avirons, comme le démontre le petit navire de guerre conservé au Musée des navires vikings. Les navires marchands ne disposaient pour leur part que de quelques avirons, (le Saga Siglar, par exemple, n’en contenait que quatre), et ils étaient trop lourds et encombrants pour que la rame constitue une option intéressante. Les avirons n’étaient destinés qu’aux manœuvres et déplacements par temps calme sur de courtes distances.

Par vent contraire, le navire marchand devait naviguer au près. Des essais, effectués avec les répliques grandeur réelle du Musée des navires vikings ont prouvé que les navires vikings, munis de grandes voiles carrées, étaient en mesure de louvoyer au vent. Les essais du Saga Siglar ont démontré que ce knar peut naviguer à 60 degrés du vent, avec une marge de manœuvre d’entre 5 et 10 degrés, ce qui signifie une route vraie de 65-70 degrés. […]

Par vent contraire, cependant, les voiliers classiques étaient lents. Si l’on considère la vitesse théorique vers le lit du vent, la soi-disant Vf, ou vitesse par rapport au fond, du Saga Siglar, à 67 degrés du vent et à une vitesse par rapport au fond de 4,1 nœuds, est de 1,6 nœud sur des eaux calmes sans vague et une vitesse du vent de 9 mètres par seconde (environ 17 nœuds). Sous des conditions moins favorables en haute mer, avec présence de houle, la vitesse par rapport au fond ne serait guère meilleure, et avec une vitesse de moins de 2 nœuds, la route est longue entre la Norvège et l’Amérique. Prendre le large par vent contraire ne devait pas être fréquent. Il était en effet beaucoup plus sage de patienter, près du foyer, dans l’attente d’un vent favorable, ou de se tenir prêt, protégé du large sous la face abritée d’une île située près des récifs. Les sagas contiennent plusieurs exemples de navires ayant dû attendre bon nombre de semaines avant de pouvoir prendre la mer. […]

La navigation du navire marchand par mauvais temps

Si les vents de l’Atlantique Nord se soulevaient de manière à faire craindre que le navire ne chavire, ou que la coque ou le haubanage ne subissent trop de tension à cause de la grande vitesse du navire glissant dans les hautes vagues, la vitesse et la pression du vent pouvaient être réduites en arrisant la voile. Ceci se fait simplement en abaissant quelque peu la voile le long du mât. Aussitôt que cette manœuvre est effectuée, le gros de la pression a déjà été dissipé. Ensuite il ne reste plus qu’à rouler la section de voile excédentaire la plus basse en une sorte de boudin, puis de le lier à l’aide des courts cordons de retenue connus sous le nom de sveptingar, qui sont fixés à la voile à cette fin. Enfin, la voile est hissée à nouveau à l’aide de la drisse (dragrebet). L’ensemble de cette manœuvre peut être complétée en trois ou quatre minutes par un équipage bien formé. […] Si une véritable tempête venait à se lever, la navigation au vent était abandonnée. Le navire tournait sa poupe vers les vagues et naviguait vents derrière, sigla unna. À la différence de modèles ultérieurs munis de larges plateformes, le navire marchand ne pouvait orienter sa poupe de façon oblique dans le vent et mettre à la cape avec une voile réduite : il aurait pris trop d’eau. […]

La haute vitesse, cependant, pouvait en elle-même représenter un danger. Flateyarbók, le manuscrit renfermant la « Saga des Groenlandais », entre autres, utilise l’expression sigla lausum kili, naviguer à quille découverte, pour décrire la situation dans laquelle le navire plane à si vive allure sur la surface de l’eau que son gouvernail, comme le navire tout entier, perd le contact avec la surface de l’eau. On peut alors s’attendre au pire. Le vaisseau peut s’effondrer, latéralement, du sommet d’une vague vers un creux, pour ensuite se voir remplir d’eau par cette même vague. […] Si les conditions s’aggravaient, la voile devait être entièrement baissée et le vaisseau continuait sa route à mât dénudé. Durant une traversée entre le Groenland et Terre-Neuve en 1984, le Saga Siglar, la réplique d’un knar, a survécu à une tempête aux vents de la force d’un ouragan. Sous un vent de 35 mètres/secondes (70 nœuds), et parmi des vagues de 12 ou 14 mètres de haut, le navire marchand a dérivé dix heures durant, sans jamais prendre plus d’eau que son équipage ne pouvait en pomper et rejeter à la mer. « Je n’aurais manqué cette expérience pour rien au monde, a raconté par la suite Ragnar Thorseth, mais j’espère tout de même ne jamais avoir à la revivre. »

D’ailleurs, les pompes n’étaient pas employées durant l’ère viking. Les Vikings utilisaient plutôt des écopes, nommées storause. À bord des navires de grande taille, la grande distance existant entre la carène et le plat-bord faisait en sorte que deux hommes devaient être assignés à chaque écope. L’un deux se tenait dans le fond du navire pour écoper, tandis que l’autre, situé plus haut, recevait l’écope pleine d’eau qu’il déversait dans la mer. […]

En naviguant à voile baissée, la vitesse moyenne du Saga Siglar est d’environ 8,4 nœuds, ce qui correspond à quelque 200 milles marins en 24 heures. […] Si le mauvais temps s’étire sur plusieurs jours, il est fort probable que l’équipage ignore totalement où il se trouve une fois la tempête tombée. Cette situation se retrouve dans les sagas et se nomme alors hafvilla, ce qui signifie « ne pas savoir où l’on se trouve en mer ». C’est à la suite d’un cas extrême de hafvilla que l’Amérique fut découverte par Bjarni Herjólfsson en 986!

Toutefois, la situation la plus périlleuse d’entre toutes se produisait lorsqu’un navire était projeté par la tempête vers un littoral si vaste qu’il ne pouvait être évité par unnasigling. Dans ce cas, une seule solution pouvait être tentée. Le barreur choisissait une section du rivage, la moins dangereuse et hostile possible, et se jetait ensuite délibérément à la côte, à pleine vitesse, de façon à ce que le navire soit propulsé le plus loin possible sur la terre ferme. […]

[…] la majorité des vaisseaux utilisés par les Vikings pour leurs explorations des mers entourant le Groenland et l’Amérique du Nord étaient bien plus imposants que le Saga Siglar. La « Saga des Groenlandais » et la « Saga d’Eirik le Rouge » mentionnent toutes deux des navires dont l’équipage était formé d’au moins 30 hommes, transportant quantité de vivres, de vêtements et d’armes. De plus, les vaisseaux auraient abrité quelques femmes accompagnées de leurs bagages, ainsi que du bétail, destiné tant à l’alimentation qu’à la reproduction. Si l’on additionne à cela l’espace requis par l’entreposage de toile à voile excédentaire, de cordage et d’outils recommandés par le père dans The King's Mirror, ainsi que plusieurs autres nécessités, il apparaît clairement que le knar utilisé pour naviguer sur les mers du Groenland devait être autrement plus grand que le petit, quoique parfaitement navigable, knar du Musée des navires vikings […]

En 1962, les vestiges d’un immense navire, bâti selon les principes de la construction navale viking, furent mis au jour lors de la construction du nouvel hôtel SAS Radisson situé près de Tyskerbryggen, dans le vieux port de Bergen. Les vestiges semblent indiquer que le navire était d’une longueur de 36 mètres, qu’il mesurait 11 mètres de large à la hauteur du barrot, et qu’il avait un tirant d’eau d’environ 4,5 mètres. (Un tel navire aurait nécessité plus de deux hommes pour chaque écope!) À sa base, le mât était d’une largeur de 55 cm et l’on estime qu’il dépassait les 30 mètres de hauteur. Dans ce cas, l’unique voile carrée soutenue par le mât aurait mesuré 400 mètres carrés. La capacité de chargement devait approcher les 200 tonnes. On a déterminé que cet imposant vaisseau datait d’entre 1250 et 1300 [grâce à la dendrochronologie, le navire a aujourd’hui été daté à l’hiver 1187/88], une époque où les échanges avec le Groenland étaient à leur apogée, et où la ville de Bergen était utilisée comme point de départ. Le navire était donc peut-être un exemplaire de l’un de ces légendaires knörrir du Groenland. […]

Source: Max Vinner, "La navigabilité du navire marchand" in Viking Voyages to North America, Birthe L. Clausen (Copenhagen: The Viking Ship Museum, 1993), 95-108.

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