L'Anse aux Meadows et Vinland : une expérience abandonnée

L’étape ultime de l’expansion viking est la migration au Vinland. Cette expansion a mené les Vikings de la Scandinavie jusqu’à des contrées encore inconnues des Européens. Leur passage au Vinland a toutefois laissé peu de traces, à l’exception de celles trouvées dans l’univers littéraire. Il n’aura duré que quelques années et fut rapidement abandonné.

L'Anse aux Meadows, le site scandinave dans le nord de Terre-Neuve, constitue une des étapes de cette ultime expansion des Vikings. Dans ce chapitre, je démontrerai 1) que l’expansion des Vikings vers l’ouest ressemble à des parcours migratoires observés ailleurs, 2) que L’Anse aux Meadows était le Straumfjörðr, « fjord des courants » dont on parle dans les Sagas du Vinland, 3) qu’il s’agit du campement de base d’où partait l’exploration vers d’autres emplacements, dont les terres situées de part et d’autre du golfe Saint-Laurent et 4) que la colonisation du Vinland n’a jamais été profitable et fut abandonnée après quelques années.

Dans un article daté de 1990, David Anthony déplore le fait que les archéologues traitent le phénomène migratoire avec désinvolture parce qu’ils ne comprennent pas la structure des parcours migratoires (Anthony 1990). Anthony propose que la migration soit considérée au même titre que les grands déplacements des personnes. Pour lui, la migration est un processus et non un évènement.

Une migration au-delà de frontières écologiques ou culturelles doit être planifiée. Généralement, les immigrants ne déménagent pas dans des contrées qui leur sont totalement inconnues. Ils ont déjà l’expérience de migrations antérieures. Conséquemment, une migration n’est pas un évènement isolé, c’est un processus qui enclenche d’autres migrations. Les fermiers qui dépendent d’un type précis de subsistance ont tendance à couvrir de longues distances migratoires, contrairement aux chasseurs-cueilleurs dont l’alimentation s’étend sur un large éventail de ressources.

Selon Anthony, la première étape d’une migration est la période de découverte exigeant la participation d’« éclaireurs » :

  • Les éclaireurs sont peu nombreux; c’est la main-d’œuvre. Ce sont généralement des hommes célibataires, adultes mais jeunes, qui immigrent vers de nouvelles contrées comme mercenaires, marchands, artisans et salariés. Ces « éclaireurs » participent aux expéditions pendant un court laps de temps puis retournent dans leur pays.
  • La colonisation se fait selon un schéma de saute-mouton dont le résultat est l’établissement de communautés isolées séparées par de vastes territoires non colonisés.
  • Les immigrants se déplacent suivant des trajets bien définis vers des emplacements prédéterminés.
  • Les immigrants proviennent d’un nombre limité de communautés. L’information concernant les nouvelles régions parvient aux communautés d’origine. Des études ont démontré que les premiers dix pour cent d’immigrants dans une région donnée sont suffisants pour déterminer l’origine ethnique et géographique des migrations subséquentes.

Ce n’est qu’en deuxième étape d’une migration que s’établit le véritable courant migratoire où des familles entières arrivent et s’établissent de façon permanente et viable.

Le principe d’Anthony selon lequel les fermiers sont plus enclins à immigrer que les chasseurs-cueilleurs s’applique certainement à la migration scandinave en Islande et au Groenland. Le principe selon lequel une première migration en entraîne une deuxième s’applique également ici car, à peine une génération plus tôt, un bon nombre de colons islandais avaient déjà émigré dans les îles britanniques. En Islande, tout comme au Groenland, plusieurs explorations ont précédé la migration. Cela a probablement été plus intense en Islande malgré les écrits trouvés à ce sujet. En effet, on ne trouve que des écrits laconiques dans des sources telles que le Landnámabók : « Le territoire leur semblait plus hospitalier au sud qu’au nord » (Landnámabók, Jones 1986, 161). Pour écrire une telle affirmation, il a certainement fallu explorer les régions situées au nord et au sud. Quant au Groenland, la Saga des Groenlandais raconte qu’Eirik le Rouge a utilisé ses trois années d’exil pour explorer la région.

La période des « éclaireurs » dont parle Anthony est un excellent complément de ce que Tom McGovern (1981, 293) nomme la « période de vagabondage » initiale de la colonie du Groenland pendant laquelle les colons ont cherché de nouvelles ressources et essayé d’assurer leur subsistance de différentes manières. Cette phase ne dure qu’une dizaine ou une vingtaine d’années tout au plus. Puis, les colons concentrent leurs efforts sur les options les plus viables qui deviennent alors la norme. Que les expéditions au Vinland aient eu lieu pendant la période « d’éclaireurs » est un fait important qui était même prévisible.

Les postes établis au Vinland étaient en fait des colonies « isolées » atteintes par bateaux en provenance du Groenland et séparées par de grandes étendues de terres. La Saga des Groenlandais identifie un point spécifique, Leifsbúðir, que je nommerai le campement de Leif. La Saga d’Eirik parle de deux colonies, Straumfjörðr, « le fjord des courants », et Hop, « le lagon des marées ».[…]

L’occupation du Vinland et de L'Anse aux Meadows a été de courte durée, tout au plus quelques années, et elle n’a jamais dépassé « l’étape des éclaireurs » de la migration ou « la phase de vagabondage » de l’exploitation des ressources. Les raisons sont assez évidentes :

  • Les ressources trouvées à L'Anse aux Meadows / fjord des courants ainsi que dans les environs n’étaient pas intéressantes. À l’exception des forêts, elles étaient les mêmes qu’au Groenland. Les forêts étaient composées de conifères qu’on pouvait trouver au Labrador (Markland), plus proche du Groenland.
  • Les ressources désirables, les feuillus, les raisins et les noix, étaient si loin que cela ne valait ni le travail, ni le temps requis pour les trouver. La distance jusqu’à L'Anse aux Meadows est d’environ 1350 milles nautiques (environ 2500 km). De là jusqu’à la partie sud du golfe, il y a un autre 700 milles nautiques (environ 1300 km). La somme des kilomètres parcourus est supérieure à la distance entre le Groenland et la Norvège. En tenant compte du haut degré de latitude de la colonie scandinave, la distance à parcourir depuis la Norvège n’est que de 1700 milles nautiques (environ 3200 km). Malgré cela, maintenir le trafic entre les deux était déjà difficile.
  • Le Vinland offrait peu d’intérêt par rapport à l’Europe. En plus du bois, des noix et du vin, les Groenlandais avaient besoin d’objets de luxe, de métaux, d’épices, de farine ainsi que de contacts personnels, religieux et politiques.
  • Les régions convoitées du Vinland étaient habitées par des grandes communautés indigènes. Les Scandinaves étaient moins nombreux et moins bien armés, contrairement aux Européens qui viendraient ultérieurement.
  • Le Vinland n’avait pas le poids démographique de la population au Groenland. Contrairement à l’Islande, la population n’a pas augmenté tout au long de son existence. Lynnerup (1998, 116-77) faisait récemment référence à quelques milliers, voire aussi peu que deux milles habitants.
  • Des recherches récentes indiquent, que la colonie du Groenland comprenait à l’origine quatre à cinq cents personnes tout au plus (Lynnerup 1998, 115). Environ un dixième de toute cette population était nécessaire pour faire fonctionner L'Anse aux Meadows et exploiter les ressources du Vinland. Bien que quelques travailleurs aient été d’origine islandaise, les efforts pour supporter la nouvelle colonie du Vinland étaient trop considérables, d’autant plus que les travailleurs étaient des hommes dans la force de l’âge. Selon Lynnerup (1998, 118), une colonie isolée qui compte moins de cinq cents habitants n’est tout simplement pas viable. Il est évident que les Groenlandais ne pouvaient opérer plus d’un point d’entrée à la fois, du moins au onzième siècle. Conséquemment, il est à peu près certain que L'Anse aux Meadows était la seule base scandinave d’importance habitée tout au long de l’année dans le Nouveau Monde.

La migration au Vinland et la colonisation de L'Anse aux Meadows étaient des évènements logiques qui s’inséraient dans l’effort initial de migration. Les immigrants ont rapidement réalisé que les ressources disponibles ne valaient pas les efforts prodigieux qu’il fallait déployer pour les récolter. Le Vinland n’offrait aucun avantage. On pouvait plus facilement faire venir le vin et le bois d’Europe. De toute façon, on se devait de maintenir des contacts réguliers avec l’Europe, si ce n’était que pour obtenir les biens introuvables au Vinland. Ainsi, le Vinland et L'Anse aux Meadows sont devenus un des épisodes migratoires les plus courts de l’histoire scandinave.

Bibliographie

Anthony, David, “Migration in Archaeology: The Baby and the Bathwater.” American Anthropologist vol. 92: 895-914.

Jones, Gwyn, 1986 The Norse Atlantic Saga. Being the Norse Voyages of Discovery and Settlement to Iceland, Greenland, and North America. New and enlarged edition, with contributions by Robert McGhee, Thomas H. McGovern and colleagues, and Birgitta Linderoth Wallace. Oxford and New York: Oxford University Press.

Lynnerup, Niels, 1998, “The Greenland Norse: A Biological-Anthropological Study.” Meddelelser om Greenland, Man and Society, 24. Copenhagen.

McGovern, Thomas H. 1980/81, “The Vinland Adventure: A North American Perspective. ” North American Archaeologist, vol. 2, no. 4:285-308.

Source: Birgitta Linderoth Wallace, "L'Anse aux Meadows et Vinland : une expérience abandonnée" in Contact, Continuit, and Collapse, The Norse Colonization of the North Atlantic, James H. Barrett (Belgium: Brepols Publishers, 2003), 207-208, 233-234.

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