Les sagas du Vinland et leurs manuscrits

On ne trouve « La saga des Groenlandais » que dans un seul manuscrit, mais en revanche, il s’agit d’un des plus beaux manuscrits – Flateyjarbók, nommé pour l’île de Flatey dans le Breiðafjörður dans l’ouest de l’Islande, où il a été conservé jusqu’en 1647 alors que son propriétaire, après avoir reçu plusieurs demandes insistantes, a plus ou moins accepté de le remettre à l’évêque Brynjólfur Sveinsson. Ce dernier l’a lui-même remis au roi Frederik III, en 1656 (voir plus bas). C’est un très grand manuscrit constitué de 225 feuillets (450 p.) qui mesurent 42,5 x 29 cm et qui a été écrit entre 1387 et 1394. Il est exceptionnel de pouvoir dater un manuscrit du Moyen Âge avec autant de précision et même de savoir le nom de son auteur, la date de sa création ainsi que le nom de son premier propriétaire. Ce dernier était un puissant fermier, Jón Hákonarson, qui vivait dans le nord de l’Islande. Puisque le manuscrit a été écrit à sa demande, on serait porté à croire qu’il a été rédigé sur sa ferme, Víðidalstunga, mais l’œuvre aurait bien pu avoir été écrite au monastère avoisinant, Þingeyrar. Flateyjarbók est écrit sur du vélin et un de ses récents éditeurs, Sigurður Nordal, a calculé le nombre de veaux qui ont dû être sacrifiés pour fournir assez de vélin pour écrire ce gigantesque manuscrit. Un total de 113 peaux de veau ont été nécessaires pour écrire les 225 feuillets (chaque peau donnait à peine deux feuillets). On peut dès lors imaginer la grandeur du manuscrit. Comme « La saga des Groenlandais » tient sur seulement deux feuillets, il a donc fallu une peau de veau. Le manuscrit contient surtout des sagas sur les rois norvégiens. Cependant, on trouve aussi, insérés entre les sagas, des textes indépendants qui n’avaient rien à voir à l’origine avec les rois de Norvège. « La saga des Groenlandais » est un de ces textes insérés. Par contre, il n’est plus considéré comme un texte indépendant, mais comme faisant partie de la saga sur Olaf Tryggvason.

Le chemin parcouru par le manuscrit

Comment se fait-il que ces manuscrits, qui ont été rédigés dans un endroit aussi éloigné que l’était l’Islande à cette époque, aient survécu jusqu’à ce jour? Que s’est-il passé pendant cinq siècles et plus, avant qu’ils ne se retrouvent définitivement sur les tablettes de nos bibliothèques? Ils ont survécu à de nombreux périples qui étaient aussi excitants et dangereux que ceux de Bjarni et Leif. De nombreux manuscrits ont péri depuis et il est possible que d’autres manuscrits contenant nos deux textes aient aussi été perdus.

Au dix-septième siècle, les Danois et les Suédois ont commencé à réaliser l’importance des anciens textes islandais par rapport à l’histoire de leurs pays et ils ont commencé à s’intéresser aux manuscrits sur parchemin provenant d’Islande. Le roi du Danemark, Frederik III (1648-1670), dont l’intérêt était manifeste, a demandé à ce que des manuscrits soient donnés ou vendus à sa bibliothèque (aujourd’hui : la Bibliothèque royale, Copenhague) dans le but de publier des textes anciens. C’est ainsi que le roi, en 1656, s’est vu remettre le Flateyjarbók, un des trois magnifiques manuscrits donnés par l’évêque islandais, Brynjólfur Sveinsson.

En 1682, des délégations danoises et suédoises se trouvaient en Islande pour acheter des manuscrits. La délégation suédoise a traversé l’Atlantique saine et sauve avec une large collection de manuscrits qui avait été achetée à bas prix. Ces manuscrits sont maintenant la propriété de la Bibliothèque royale, à Stockholm. Les émissaires danois n’ont malheureusement pas eu la même chance. Ils ont fait naufrage et la cargaison a été perdue. On ne saura jamais la quantité de manuscrits qui a disparu à cette occasion.

Peu après le début de cette course entre les Danois et les Suédois, l’Islandais, Árni Magnússon (1663-1730), a commencé sa collection de manuscrits. Il allait en devenir le plus grand collectionneur, car il possédait une formation intellectuelle et les fonds nécessaires pour bâtir une telle collection. De plus, il savait comment tirer son épingle du jeu. Il occupait un poste important (comme professeur d’histoire à l’Université de Copenhague – incidemment le premier Islandais à détenir ce poste) qui lui assurait une grande influence et un réseau de contacts utiles pour se procurer des manuscrits, qu’il recevait quelques fois sous forme de cadeaux. Il pouvait lire un manuscrit et il comprenait exactement ce qu’il faisait, et finalement, dernier détail non moins important, il avait épousé une femme riche, ce qui lui a permis de consolider sa position économique et ainsi bâtir sa collection. Il semble, qu’à une certaine époque, tous les manuscrits islandais qui étaient au Danemark et qui ne faisaient pas déjà partie de la bibliothèque royale, faisaient partie de sa collection.

Les années 1702-1712 ont été particulièrement productives pour la collection d’Árni Magnússon. Il a vécu cette décennie en Islande, à la demande du gouvernement danois qui lui a demandé d’enregistrer toutes les fermes et terres islandaises aux fins de taxation, et aussi de s’assurer que la loi et l’ordre étaient respectés dans la colonie danoise. Ces tâches l’ont heureusement obligé à voyager à travers le pays pour recueillir de l’information lui permettant d’enregistrer les terres. Il eut donc une bonne occasion de découvrir ce qui se trouvait dans les fermes et les églises à travers le pays. Il était moins une lorsqu’il est arrivé pour sauver les manuscrits qui, à l’exception de quelques merveilleux exemples tels que Flateyjarbók, n’avaient pas été traités comme des objets de musée. Sur la ferme, on les utilisait comme objets de divertissement, c’est-à-dire qu’on les lisait à voix haute, car ils racontaient de bonnes histoires. Lorsqu’un manuscrit était défraîchi et rendu pratiquement illisible, il était recopié et jeté, ou on se servait du vélin pour d’autres usages lorsqu’il était encore bon. Quelque temps avant qu’Árni Magnússon n’entreprenne sa collection, les Islandais avaient déjà commencé à écrire sur du papier, ce qui était moins coûteux et plus commode que d’utiliser des peaux d’animaux (que ce soit du veau ou du mouton). Nous avons des exemples de manuscrits en vélin qui, après avoir été mis de côté comme livres, ont été défaits et utilisés comme semelles pour les souliers, doublures dans les livres ou les mitres d’évêques, patron pour une blouse de jeune fille, etc.

En plus des manuscrits qui ont disparu avec le temps, plusieurs ont été détruits à cause de leur contenu, par exemple, l’histoire de la vie de saints, ce qui ne correspondait pas aux nouvelles idées émanant de la Réforme de 1540. Árni Magnússon ne collectionnait pas à l’aveuglette. Il examinait attentivement tous les petits fragments trouvés de façon à s’assurer qu’ils ne provenaient pas de manuscrits identifiables. Il a ainsi été capable d’assembler à nouveau un manuscrit de 30 feuillets trouvés dans huit emplacements différents en Islande. Nos deux manuscrits de « La saga d’Éric le Rouge » ont été trouvés durant ce voyage. Le plus ancien des deux, Hauksbók (AM 544 4to), n’est en fait qu’une section d’un grand manuscrit qui est maintenant divisé en trois numéros dans la collection Arnamagnœan, le nom sous lequel est connue la collection et qui vient de la version latine de son nom, Arnas Magnæus. Les autres numéros sont AM 371 4to et AM 675 4to. Dans ces trois sections de manuscrit, 141 feuillets sur un total approximatif de 210 ont été recouvrés. Heureusement, notre saga a été écrite sur des feuillets qui ont été récupérés.

La récole de manuscrits d’Árni Magnusson n’arrive au Danemark que plusieurs années plus tard. Sa peur des pirates l’a empêché de voyager avec sa collection en 1712. Un heureux évènement s’est cependant présenté en 1720 et les manuscrits ont été transportés à bord de la frégate de l’amiral Peter Raben. La collection de manuscrits et les autres objets de valeur qu’Árni Magnússon avait amassés sont arrivés à bon port à Copenhague.

Árni Magnússon vivait dans une résidence réservée aux professeurs près de l’université à Saint-Kannikestræde. Il y a installé sa collection et on aurait pu penser qu’elle était maintenant hors de tout danger. Malheureusement, ce n’était pas le cas. Le 20 octobre 1728, le feu a fait rage à Copenhague. Quarante pourcent de la ville a été réduite en cendres, dont l’université, les résidences des professeurs à Saint-Kannikestræde (parmi celles-ci, la demeure d’Árni Magnússon), l’église Notre-Dame, et l’église Trinitatis qui contenait les livres et les manuscrits de la bibliothèque de l’université. En fait, il aurait été possible d’évacuer l’entière collection d’Árni Magnússon, puisque le feu n’a atteint ce quartier qu’au deuxième jour, mais Árni ignorait l’ampleur de la situation. Ce n’est que lorsque le feu a atteint l’église Notre-Dame que deux de ses compatriotes ont pris l’affaire en main et ont réussi à évacuer une bonne partie de sa collection. Heureusement, ils ont sorti les objets les plus précieux en premier, dont les manuscrits, et conséquemment, la majorité de la collection de manuscrits d’Árni a survécu au désastre, incluant presque tous les manuscrits en vélin. Sa bibliothèque, cependant, a été brûlée. Voir le travail d’une vie détruit en quelques instants a porté un coup fatal à Árni qui n’a survécu au feu qu’un peu plus d’une année. Lorsqu’il est mort en janvier 1730, il était un homme brisé. Plusieurs autres manuscrits que nous connaissons grâce aux transcriptions ont été détruits par les flammes, incluant, tel que mentionné, la collection appartenant à la bibliothèque de l’université. Heureusement, le feu n’a pas atteint la bibliothèque du roi. Le Flateyjarbók et d’autres manuscrits n’ont pas connu le même triste destin.

En 1971, les gouvernements danois et islandais ont ratifié un traité concernant le transfert de manuscrits en Islande. En réalité, il s’agissait de leur retour à la suite de l’édiction d’une loi promulguée par le parlement danois en 1965. Le Flateyjarbók et un des cadeaux de Brynjólfur Sveinsson au roi danois ont été les deux premiers manuscrits à traverser l’Atlantique, cette fois vers leur pays d’origine, à bord de la frégate danoise Vœdderen. Depuis, plusieurs autres manuscrits ont suivi, mais sans une escorte aussi majestueuse que le Flateyjarbók. AM 557 4to contenant « La saga d’Éric le Rouge » a été transféré en 1986, alors que l’autre manuscrit de « La saga d’Éric le Rouge », AM 544 4to, est officiellement resté au Danemark. Les manuscrits sont maintenant envoyés par courrier régulier, mais pas par avion. Assez curieusement, lorsque les manuscrits sont expédiés en Islande, ils voyagent par mer et non par avion parce que le transport aérien est considéré trop dangereux. […]

Source: Eva Rode, "Les sagas du Vinland et leurs manuscrits" in Viking Voyages to North America, Birthe L. Clausen (Denmark: Kannike Tryk A/S, 1993), 26-29.

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