Dr James MacCallum, « Tom Thomson : le peintre du Nord », Canadian Magazine, mars 1918

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Avec la mort tragique de Tom Thomson en juillet 1917, le milieu artistique canadien a perdu une personnalité unique. La courte et fulgurante carrière de Thomson, le traitement audacieux et les sujets inhabituels de ses peintures ainsi que la vie qu’il a menée ont fait de lui un être exceptionnel. Le fait qu’il vivait en forêt et qu’il évitait les lieux fréquentés par les artistes lorsqu’il était en ville a contribué à faire de lui un mystérieux objet de curiosité aux yeux du public. Il a vécu sa vie comme il le voulait, effectué son travail comme il l’entendait et est mort dans le coin de pays qui nourrissait ses visions les plus chères.

C’est au mois d’octobre 1912 que je l’ai rencontré pour la première fois au studio de J. E. H. MacDonald. La porte s’est ouverte et est entré un jeune homme grand, mince, bien mis et à la chevelure foncée qui m’a été présenté comme étant Tom Thomson. Calme, réservé et peu bavard, je me suis intéressé à lui parce que j’avais entendu parler de ses aventures dans la réserve forestière de Mississauga.

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J’ai demandé à MacDonald d’aller chercher quelques-unes de ses esquisses pour que je puisse avoir une idée de ce à quoi ressemblait ce coin de pays. C’est ce qui a été fait, et alors que je regardais les esquisses, je me suis rendu compte de leur justesse, de leur sensibilité et de leur empathie envers ces terres nordiques austères et fascinantes. Elles étaient sinistres, denses, de couleurs ternes et ne manquaient pas de défauts techniques, mais elles m’ont donné le sentiment que Thomson était sous le charme du Nord, tout comme je l’étais depuis que, à l’âge de onze ans, j’avais pour la première fois fait de la voile et pagayé dans ses endroits silencieux.

Au mois de mars suivant, lors d’une exposition de l’Ontario Society of Artists, mon attention a été attirée par une toile – une où l’on pouvait voir les petits lacs du nord balayés par un vent du nord-ouest; un orage passant sur le rivage au loin, l’eau d’un bleu vif et scintillant se transformant en petites vagues blanches – une toile pleine de lumière, de vie et d’énergie. Cette toile, Lac du Nord, la première exposée par Thomson, a été achetée par le gouvernement de l’Ontario.

L’automne était finalement revenu vet enfin, en réponse à mes nombreuses questions, j’ai reçu l’information à l’effet que « Tom était revenu à la maison ». J’ai finalement découvert l’endroit où il se cachait, dans une maison de pension; les murs de sa chambre étaient couverts d’esquisses. J’en ai emprunté la moitié pour pouvoir les examiner à loisir, puisqu’il avait cherché à dépeindre les éclairs, le mouvement des orages ainsi que des arbres dont les branches battaient au vent. Ces esquisses intéressaient le peintre A. Y. Jackson à un point tel qu’il a demandé à rencontrer Thomson et qu’il a fini par partager son atelier avec lui.

Lors de l’exposition suivante de l’Ontario Society of Artists, en 1914, Thomson a exposé deux toiles, dont Clair de lune, qui a été achetée par le Musée des beaux-arts situé à Ottawa. Comme le printemps arrivait, il a été convenu que l’artiste viendrait avec moi faire un voyage dans les îles de la baie Georgienne et qu’il y demeurerait dans ma maison d’été jusqu’en août. En partant de chez moi, il a pagayé et portagé de la baie Go Home au lac Canoe, dans le parc Algonquin, où l’a rejoint Jackson, qui revenait de peindre dans les Rocheuses. Avant qu’il ne parte de chez moi, nous avons eu une longue discussion au sujet de ses œuvres. Je lui ai dit : « Jackson a eu ce que vous n’avez pas reçu : une formation théorique. Il a un meilleur sens de la couleur, mais il n’a pas l’instinct que vous avez. Vous pouvez apprendre beaucoup de lui, et lui de vous, mais vous ne devez pas tenter de devenir un second Jackson. Apprenez tout ce que vous pouvez de lui, mais, protégez votre individualité à tout prix ».

Jackson et lui ont campé ensemble et peint jusqu’à ce que la neige et le froid les ramènent en ville. J’attendais leur retour avec une certaine appréhension, mais un seul regard aux esquisses de Thomson a permis de me rassurer. Son sens de la couleur s’était merveilleusement développé, mais l’instinct et la sympathie d’autrefois y étaient toujours. Les esquisses étaient de meilleure qualité, elles n’avaient rien de terne mais étaient peintes avec des couleurs nettes et pures allant d’un extrême à l’autre du spectre chromatique. J’étais persuadé que plusieurs avaient été imaginées simplement pour l’harmonie des couleurs, mais il me répondait toujours : « Non, c’est réellement comme ça ». Je sais maintenant par expérience qu’elles existent, puisque j’ai campé avec Thomson et que j’ai souvent vu de mes yeux ces mêmes couleurs et formes que j’avais désapprouvées le plus sévèrement dans ses esquisses.

Le groupe de peintres auquel Thomson appartenait a vite été attaqué par les autres artistes et les critiques de journaux, qui en ont ridiculisé les membres en les accusant de peindre des choses irréalistes et infidèles. Thomson vivait huit mois par année dans le parc Algonquin, disparaissant parfois pour des excursions d’un mois durant lesquelles il ne voyait personne et personne ne le voyait. Seule une personne ayant vécu ainsi peut se permettre d’attaquer les couleurs ou la véracité de ses toiles. [...]

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[...]

Comme on l’a dit, Thomson n’avait qu’une seule façon de s’exprimer et c’était en peignant. Il ne discutait pas des théories sur l’art, des techniques ni des raisons motivant le choix d’un sujet. Il ne parlait jamais des scènes merveilleuses qui l’avaient transporté et captivé. Il montrait rarement ses esquisses et jamais il ne disait mot sur les difficultés qu’il avait rencontrées ni sur ce qu’il avait tenté d’exprimer. Il semblait croire que la meilleure façon d’apprendre à peindre était de peindre. Il ne choisissait pas tel paysage ou tel type de paysage. Il lui semblait possible de peindre tous les aspects de la nature – les sujets les plus difficiles et les plus improbables ne lui faisaient pas peur – il était peut-être mû par la confiance propre à l’inexpérience. Il ne fait pas de doute qu’il laissait son empreinte sur ce qu’il peignait, mais le paysage qu’il peignait occupait toutes ses pensées jusqu’à le rendre timide et silencieux et le remplissait de désir et d’amour pour les beautés de ce coin de pays. Il était de moins en moins souvent au studio et s’habillait de plus en plus comme un homme des bois. La force, la confiance et la débrouillardise du coureur de bois, à la fois calmes et cachées, transpiraient dans l’assurance avec laquelle il créait ses œuvres. Il ne se souciait pas d’utiliser une technique spéciale, d’une façon particulière d’appliquer la couleur, d’un tel coup de pinceau ou de tel autre. Il employait n’importe quelle technique, tant que le résultat était fidèle à la nature. Une technique bien à lui, qui variait à l’occasion, qui ne s’est pas développée à la suite d’une réflexion ou d’une expérimentation laborieuse, mais bien parce qu’elle ne pouvait être autrement. Il a prouvé la théorie selon laquelle la technique doit s’harmoniser avec le type d’œuvre, qu’elle ne doit jamais éclipser ni dominer l’idée ou l’émotion exprimée

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et devrait s’imposer comme étant la meilleure ou la seule technique pour exprimer l’idée adéquatement. Si un non-initié perd la technique de vue et ne ressent que l’émotion qui se dégage de la toile, alors la technique est bonne. Si l’on juge la technique de Thomson selon ces critères, elle est inattaquable. Le dessin était à ses yeux une façon d’exprimer la forme, et la forme pouvait être exprimée par n’importe quelle méthode, pourvu que la forme demeure authentique. Vu la connaissance approfondie qu’il avait des arbres, on se serait attendu à ce qu’il aime peindre toutes leurs nervures. Ce n’est que dans Rivière du Nord qu’il a peint les détails dans ses arbres, et ce n’était que parce qu’ils servaient le dessin. C’est une des toiles dans lesquelles le sens du style et de la décoration est le plus développé, car dans ses esquisses et ses plus grandes toiles, il représentait toujours les arbres comme des masses. Lorsqu’il les peignait, il

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leur donnait forme, structure et couleur en appliquant la peinture à grands coups de pinceaux sur un ton de base. Comme plusieurs autres artistes, il sentait les limites que la peinture imposait, l’impossibilité de rendre sur une surface plane la solidité et la densité d’un arbre et il les modelait presque avec la peinture sur certaines toiles, alors que sur d’autres il obtenait le même effet en pratiquant de profondes rainures dans la peinture.

Lors d’une exposition de certaines œuvres de Thomson, j’ai entendu une artiste connue dire : « Mais pourriez-vous accrocher ça? ». Elle réagissait fortement aux couleurs audacieuses et à la méthode d’exécution de la toile. Pour les peintres sortant d’une école, ses œuvres pouvaient sembler audacieuses, mais elles ne l’étaient pas à ses yeux à lui. Cela tenait plutôt de la joie qu’a un gamin à jouer avec de la peinture et qui ne tente d’exprimer que ce qui lui a procuré du plaisir et qui demeure inconscient du caractère extraordinaire ou étonnant de ce qu’il est en train de faire. Si on trouve ses toiles aussi étonnantes, c’est en raison de la pureté des couleurs et du procédé, qui sont tous deux frappants. Elles sont étonnantes puisque les autres artistes n’ont pas eu l’occasion de voir les mêmes sujets ou ont perçu ces derniers comme étant impossibles à peindre ou indignes d’être peints.

Avec l’arrivée du printemps nordique qui irradiait d’espoir en se dégageant avec exubérance de l’emprise de l’hiver, on retrouvait toujours Thomson dans les bois prêt à faire la chronique de ses beautés. Les rivières et les lacs en éveil, la terre qui apparaissait çà et là sous une couverture de neige et les cieux ensoleillés lui fournissaient moult couleurs ravissantes et charmaient à coup sûr

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son âme sensible. Les forêts de feuillus, dont les bourgeons étaient de différentes teintes de rose, lavande, bleu, violet, brun et noir, se prêtaient à la création de multiples harmonies.

Lorsque les beaux bouleaux blancs et les pins majestueux se perdaient dans les verts bruts de la forêt en été, il laissait ses pinceaux de côté. Il parcourait alors le parc à la recherche de nouveaux paysages à dessiner. Il campait seul et était, aux yeux des touristes, un mystérieux ermite dont les talents extraordinaires de pêcheur faisaient l’objet de nombreuses histoires. Il était tout aussi incompréhensible aux yeux des guides amérindiens qui disaient de lui qu’il était « pire que tous les Indiens ».

Les multiples couleurs que revêtait la forêt de feuillus au mois de septembre; les pins, forts et imposants, pleurant au milieu de la forêt, fantômes encore magnifiques dont les silhouettes se découpaient sur un ciel bleu et froid d’octobre; la neige qui tombait et le vent glacial, les oiseaux sauvages en migration vers le sud, le ciel gris et froid de novembre, tout cela trouvait écho en lui et il s’empressait de l’immortaliser. Réticent à retourner en ville, il s’attardait et peignait jusqu’à ce que la glace se forme et l’avertisse qu’il serait peut-être prisonnier pour l’hiver s’il ne partait pas. Puis il est revenu à nous qui attendions de voir ce qu’il rapportait de nouveau à la maison.

En mars, après trois mois entiers à peindre dans son studio, il était de plus en plus agité. Ses appâts à pêche qu’il fabriquait lui-même et qu’il accrochait au mur tels des colliers

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disparaissaient graduellement de leur emplacement habituel. Nous savions alors qu’il lèverait bientôt l’ancre. Puis un beau jour il disait : « Si je ne vais pas là-bas maintenant, il ne restera plus de neige ».

Le lendemain, sa cabane était vide.

Et c’est ainsi que passait son année.

La connaissance qu’avait Thomson de l’apparence nocturne des forêts et des lacs était inégalée. Il avait coutume de pagayer jusqu’au milieu du lac près duquel il campait et d’y passer la nuit pour s’éloigner des mouches et des moustiques. Immobile, il étudiait le ciel nocturne et les contours changeants du rivage alors que les castors et les loutres jouaient autour de son canot. En tirant lentement sur sa pipe, il regardait la fumée de son feu de camp monter en tournoyant au milieu des pins, au travers desquels on apercevait parfois une étoile, ou alors il admirait les magnifiques aurores boréales traversant le ciel, ses rêveries seulement interrompues par les hurlements des loups ou le bramement d’un cerf attiré par le feu. Dans ses représentations nocturnes, que l’on voie les rayons de la lune jouer sur le lac ou percer la noirceur de la forêt pour se refléter sur un ruisseau, sa tente au milieu de l’obscurité éclairée faiblement de l’intérieur par une chandelle, la pluie soudainement illuminée par un éclair ou alors le haut des bouleaux dégarnis de leurs feuilles formant une belle queue de paon contre un ciel bleu balayé par un vent froid, l’on sent bien qu’il s’agit d’un endroit éloigné où la nature n’a pas encore été souillée par l’homme.

[...]

Aucun de nos artistes n’a, de son vivant, eu le bonheur d’être populaire auprès du public canadien. Thomson n’a pas fait exception. Il représentait une énigme aux yeux des critiques d’art des quotidiens, quelqu’un qu’il était facile de ridiculiser puisque son art dépassait ce qu’ils connaissaient. Pourtant, un auteur courageux s’est risqué à écrire dans un magazine : « Tom Thomson est capable de rendre l’essence du Canada sur une planche de huit pouces sur dix pouces ».

Le public intelligent aimait bien ses œuvres, mais n’était pas certain s’il était raisonnable et approprié de le dire. Il a toutefois obtenu la reconnaissance auprès de ses camarades artistes qui attendaient avec impatience, plaisir et curiosité de voir ce qu’il allait montrer à chaque exposition. C’est tout à l’honneur du gouvernement ontarien et des administrateurs du Musée des beaux-arts à Ottawa d’avoir su reconnaître sa valeur réelle. Il n’a jamais exposé à l’Ontario Society of Artists sans qu’une de ses toiles ne soit achetée pour la province du Dominion. Pour les générations à venir,

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ces toiles demeureront les références ultimes pour juger de la réputation de tous les artistes. C’est en toute confiance que nous leur léguons la renommée de « Tom Thomson, artiste et homme des bois qui a vécu humblement mais passionnément avec la nature ».

Source: J. M. MacCallum, "Tom Thomson : le peintre du Nord," The Canadian Magazine, 31 mars 1918

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