Dr Noble Sharpe, « Le mystère du lac Canoe », Journal de la Société canadienne des sciences judiciaires, juin 1970

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Tom était très sociable et l’on disait qu’il s’intéressait à une dame de la région. (J’ai eu une conversation téléphonique avec cette charmante personne en 1956 et elle m’a dit qu’elle était fiancée avec lui.) L’on a également raconté que Tom avait un rival et qu’ils se seraient disputés. Leurs altercations ont atteint leur apogée lorsque Tom a accusé l’autre homme d’être un déserteur de l’armée américaine. Soit dit en passant, Tom avait été refusé en raison de ses pieds plats. Les rumeurs au sujet de l’implication de son rival allaient bon train. On a déclaré que la nuit précédant la disparition de Tom Thomson, un homme lui aurait fait des menaces. Plus tard circulaient des rumeurs voulant qu’un coup de feu ait été entendu en provenance de la direction que Tom avait prise la dernière fois où il a été aperçu.

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Je ne critique pas le Dr Howland pour avoir omis de faire un examen interne. La décomposition devait masquer les signes permettant de déterminer que la cause de la mort était la noyade. Même l’absence d’eau dans les poumons ne pouvait éliminer cette possibilité. Toutefois, c’est le saignement de l’oreille qui m’embête. Quelle qu’en ait été la cause, si le saignement s’était produit dans l’eau, aucune trace de sang n’aurait selon toute probabilité subsisté. La présence de sang séché implique qu’un certain temps s’est écoulé avant l’immersion.

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[...] Puisque je devais assister à une enquête à Ahmic Harbour le 5 octobre 1956, j’ai reçu un appel téléphonique du caporal Rodgers qui me demandait de devancer l’heure de mon arrivée pour que je puisse être présent à ses côtés durant l’exhumation. J’y ai assisté avec le Dr Ebbs, le caporal, ainsi que deux des quatre hommes qui avaient ouvert la tombe.

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Nous avons découvert les restes du squelette à une profondeur d’environ quatre pieds et demi, dans un sol sablonneux. De vieilles noisettes et de la végétation pourrie ont été retrouvées avec les ossements. Si la tombe avait été moins profonde, l’on aurait pu assumer que les rongeurs s’étaient frayé un chemin jusqu’au cercueil et à la dépouille. Il est peu probable que l’érosion causée par l’eau puisse être, à cette profondeur, la cause de l’infiltration de matière végétale. Nous avons découvert quelques fragments de bois pourri qui ont par la suite été identifiés comme étant du chêne et du cèdre. Il y avait des poignées de cercueil et une plaque de métal sur laquelle était inscrit : « Repose en paix », un petit morceau d’étoffe, identifié comme étant de la toile, ainsi qu’un petit morceau de tissu plus tard identifié comme étant un bout de bas de laine. Comme on pouvait s’y attendre, la laine était attachée à un os du pied. La plupart des tissus de cette nature se décomposent en l’espace d’environ vingt ans dans ce type de sol. Bien que le tamisage ait été fait avec soin, aucun bouton ou autre partie durable de vêtement n’a été trouvé. Il n’y avait qu’un seul squelette.

Il a été impossible de déterminer si le squelette était à l’intérieur du cercueil ou s’il avait été placé sur le dessus pour tomber plus tard au niveau où nous avons trouvé le chêne et le cèdre. La décomposition du corps et du cercueil a probablement causé la dépression qui a attiré l’attention des hommes qui ont ouvert la tombe.

Il y avait un trou rond d’environ trois quarts de pouce de diamètre dans la région temporale inférieure gauche du crâne. Un examen superficiel porte à croire que ce trou n’avait pas été causé par une balle.

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À elle seule, la présence du trou justifiait que l’on prenne des mesures visant à sauvegarder le crâne et son contenu dans l’attente d’un examen complet. L’impression que nous avons eue devant la tombe était que ces restes étaient ceux de Tom Thomson; que nous les avions découverts dans sa tombe originale; et que selon les apparences extérieures, il aurait peut-être succombé à une blessure par balle.

Toutes les pièces à conviction ont été placées dans des boîtes de carton et je les ai emportées pour les soumettre à des examens plus approfondis. J’étais occupé avec mes comparutions à l’époque et ce n’est que le 11 octobre 1956 que j’ai pu commencer l’examen détaillé. Le Dr A. Singleton, spécialiste de renom de Toronto, m’a apporté sa collaboration pour analyser les radiographies du crâne et de son contenu. Ne trouvant aucune preuve de la présence d’un projectile, nous avons nettoyé le crâne pour faciliter l’examen des surfaces internes et externes. Aucune fracture ne partait du trou et celui-ci n’était pas biseauté – phénomène généralement associé au passage d’une balle de fusil. Après consultation avec le professeur Eric Linnell, neuropathologiste, nous avons convenu que le trou ressemblait plus à une ouverture laissée par une trépanation qu’au trou qu’aurait pu faire une balle en pénétrant dans le crâne. La trépanation n’était pas pratiquée aussi couramment en 1917 qu’elle l’a été quelque vingt ans plus tard. Si j’avais été saisi de l’affaire dix ans plus tard, j’aurais pu prouver cet argument par l’analyse de l’activation des neutrons contenus dans la matière osseuse aux environs du trou. Grâce à des développements encore plus récents, il est maintenant possible de déterminer le temps qu’un corps ou un squelette a passé sous terre.

Pour ajouter au mystère, nous avons découvert que le crâne n’était pas de type caucasien dont on supposait que Tom Thomson était. J’ai consulté le professeur J.C.B. Grant du Département d’anatomie et d’anthropologie de l’Université de Toronto. On ne lui a donné aucune information et on lui a demandé d’examiner les restes et de donner son avis quant à (i) la race; (ii) la taille; (iii) le sexe; (iv) l’âge; et (v) la date probable de la mort ou de l’enterrement. Le professeur Grant a fini par conclure que le crâne était de race mongoloïde et, vu les circonstances, celui d’un Indien

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d’Amérique du Nord, de sang pur ou presque; d’une taille de cinq pieds huit pouces (plus ou moins deux pouces); mâle; de moins de trente ans et enterré il y a au moins dix ou quinze ans, mais il ne pouvait dire depuis combien d’années de plus. À la lumière des photographies de l’homme, l’on pourrait croire que Tom Thomson était de race caucasienne; et selon l’information obtenue auprès de sa famille, qu’il mesurait six pieds et qu’il avait quarante ans au moment de sa mort. À sa connaissance, la famille n’avait pas d’ancêtres de sang indien.

Les photographies de profil et de face de Tom Thomson qu’il m’a été possible de voir en 1956 n’étaient pas du tout claires; néanmoins, je n’ai trouvé aucune preuve de pointes osseuses typiquement mongoloïdes ni de concordance avec ces pointes osseuses. La Canadian Broadcasting Corporation a pu trouver et reproduire d’excellentes photos. J’ai demandé et obtenu les impressions en grandeur réelle pour les comparer avec le crâne. Il n’y avait aucune concordance avec les pointes osseuses. Le squelette n’était pas celui de Tom Thomson. J’ai suggéré de consulter M. Walter Kenyon du Musée royal de l’Ontario. Il partageait mon opinion.

Jusqu’ici, la Police provinciale de l’Ontario a été incapable de relier le squelette avec un Indien porté disparu, et n’a pas trouvé de dossier concernant un Indien disparu ou mort dont l'état aurait nécessité une trépanation. Les dents étaient en excellent état. Elles étaient de type pelle, habituellement associé aux Mongols. Des photographies des mâchoires ont été montrées à la famille de l’artiste, mais personne n’a pu fournir d’information utile. Les fiches dentaires n’étaient pas conservées aussi rigoureusement en 1917 qu’elles le sont aujourd’hui. Le squelette a été remis dans la tombe et une pierre commémorative a été érigée pour empêcher toute autre intrusion.

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Le groupe d’artistes locaux et d’autres personnes intéressées à l’affaire rejettent ces faits. Ils demeurent fermement convaincus que c’est bien la dépouille de Tom Thomson qui a été découverte; et ils maintiennent toujours que c’est un coup de feu qui l’a tué.

Sur quoi basent-ils ces points de vue? Ils affirment qu’il était trop doué pour le plein air pour s’être noyé ou pour avoir glissé sur un rocher alors qu’il portageait et ainsi trouver la mort. Ils se souviennent de la menace proférée par son rival et de la rumeur voulant qu’un ou plusieurs habitants du coin aient entendu un coup de feu. Ils affirment aussi que la ligne à pêche et la manière dont elle était enroulée autour de sa jambe indiquaient qu’un poids avait été attaché à son corps. Ils ont dit que le trou dans le crâne était une blessure faite par une balle de fusil – même si elle était du mauvais côté, comme l’a signalé le Dr Howland. Ses vieux copains ont dit que les nœuds qui retenaient la rame au canot pour le portage n’étaient pas le type de nœud que Thomson utilisait.

Pour ajouter au dilemme, le garde forestier de l’endroit, qui a visité la tombe le matin suivant le jour où l’entrepreneur de pompes funèbres était supposé exhumer le corps, a émis l’avis que le sol présentait trop peu de marques de fouilles. On raconte que l’entrepreneur de pompes funèbres chargé de déplacer le corps vers le lot familial à Leith avait mis trop peu de temps pour sortir le corps de la tombe, le placer dans son cercueil d’acier et remplir le trou dans le sol. De plus, on a même affirmé que le cercueil était trop léger pour contenir un cadavre humain adulte. Certains ont même souligné qu’aucun Indien ne pouvait avoir été enterré ici sans que personne n’en soit témoin et, de plus, il ne faut pas oublier que le portage le plus près probablement utilisé par les Indiens est situé à un mille et demi de là.

La critique qu’ils font de certains aspects de l’enquête est peut-être justifiée. Cependant, nous devons nous rappeler que même un bon canoteur peut glisser lorsqu’il fait du portage, et que sa chute peut causer une blessure ou même la mort. La ligne à pêche autour de la jambe de Thomson pourrait ne rien signifier du tout étant donné que les pêcheurs attachent leur ligne à pêche à un pied ou peut-être autour d’un genou afin d’avoir les deux mains libres pour pêcher à la traîne; sans oublier la possibilité d’entortillement résultant de l’action des vagues. La différence entre les nœuds n’est pas particulièrement significative – aucun facteur ne limite les choix d’une personne. Puisque la question concernant l’état de la surface de la tombe après la première exhumation ne peut être résolue à présent, je dois ajouter que je me souviens d’avoir regardé derrière alors que nous quittions la scène en ce jour d’octobre 1956 et d’avoir été impressionné par la propreté de la surface. Nous n’avons laissé que très peu de traces de l’opération dans le sol sablonneux; rien en fait qu’une averse et une légère brise ne puissent effacer. Et, pour ce qui est du possible enterrement d’un Indien à cet emplacement en particulier, il semble que ce soit un endroit logique pour procéder à un enterrement secret, en particulier à la suite d’une bagarre ou d’une bataille. Quel meilleur endroit pourrait-on trouver qu’au-dessus ou à côté d’une autre tombe? L’emplacement du cimetière des colons était connu de tous dans la région. En outre, la dépression marquant l’endroit de la tombe du colon ferait en sorte qu’il serait plus facile de creuser. L’enterrement d’un Indien dans un cercueil fait de chêne et de cèdre, sans que les gens du secteur ne s’en aperçoivent, serait presque impossible. J’ai eu personnellement connaissance que des Indiens traversaient la région – même

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à mon cottage au bord du lac des Baies, j’ai eu des visiteurs indiens aussi tard qu’en 1940. Ils étaient si amicaux, l’un d’eux avait laissé son traîneau à chiens chez moi un printemps pour le récupérer l’hiver suivant; et, dois-je ajouter, personne ne l’a vu venir ou repartir.

Le second entrepreneur de pompes funèbres, celui qui a été chargé de transférer le corps, en 1956, était indigné que l’on laisse entendre qu’il n’avait pas rempli ses obligations. Il a déclaré qu’il n’avait qu’à creuser à l’extrémité de la tombe, près de la pente du tertre, briser le bout du cercueil et extirper le corps par cette ouverture. Il n’avait pas eu à dégager le couvercle du cercueil sur toute sa longueur.

La dame à qui nous croyons que Tom Thomson était fiancé m’a dit, quand je l’ai questionnée, qu’elle et son père étaient à la gare quand le cercueil a été chargé à bord du train et qu’ils étaient certains que le corps était à l’intérieur. Malgré mes efforts, je n’ai jamais pu savoir par quel moyen, ni quand ni où, elle avait appris que le corps de Tom était, en effet, dans le cercueil.

La famille Thomson a confirmé qu’elle était certaine que le corps était bien à l’intérieur du cercueil arrivé à Leith. Une forte odeur s’en dégageait.

L’affaire se complexifie maintenant avec la découverte du squelette d’un Indien dans la tombe que l’on supposait être celle de Tom Thomson.

Je suis porté à croire que le corps de Tom Thomson repose dans le lot familial à Leith (Ontario). Ouvrir la tombe apporterait une preuve irréfutable. Si le squelette s’y trouve, et qu’il n’y a pas de preuve que sa mort est attribuable à un coup de feu, alors l’affaire sera classée. Mais, en réalité, il n’y a pas de motif valable pour ordonner l’exhumation de la dépouille afin de procéder à un examen. La famille refuse d’accorder sa permission. Peut-être que, éventuellement, un descendant donnera sa permission. Si je suis dans l’erreur et qu’on ne trouvait aucun corps si on venait à ouvrir la tombe, alors l’enquête devrait être rouverte dans le district du lac Canoe, si les circonstances le permettent.

Cependant, qu’en est-il du crâne mongoloïde où apparaît un trou rond de trois quarts de pouce dans la région temporale inférieure gauche? L’os a-t-il été retiré lors d’une chirurgie? Est-ce une preuve d’un acte criminel de quelque nature, ou d’un meurtre? Qui était impliqué? Comment l’Indien est-il mort et qui l’aurait tué? [...]

Source: Dr. Noble Sharpe, "Le mystère du lac Canoe," Canadian Society of Forensic Science Journal 3 (31 juin 1970): 34-40

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