Souvenirs de Sylvia Stark, 2e partie

Notes établies par Marie Albertina Stark, devenue Mme Wallace, à partir des souvenirs de sa mère, Sylvia Stark, née esclave dans le comté de Clay, au Missouri, puis établie dans l’île de Saltspring avec son mari, Louis Stark, et leur famille au cours de l’année 1860, à titre de colons.

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L’occasion se présenta lorsque Charles Leopold eut à livrer une grande quantité de bestiaux en Californie. Il avait plusieurs chariots, dont un était brisé. Le père de Sylvia le prit et le répara pour lui et sa famille. Howard Estes et son fils étaient gardiens de troupeau, et Madame Estes, aidée de son mari, était cuisinière. C’était un gros convoi.

Sylvia se souvenait qu’ils avaient quitté le Missouri le premier jour d’avril 1851. Ils firent un gai départ en faisant des blagues sur les poissons d’avril, etc. En chemin, Sylvia et sa mère firent la cueillette de légumes verts sauvages de sorte qu’ils purent se faire un dernier bon repas de légumes verts sauvages de ce bon vieux Missouri. Le premier poste où ils firent escale s’appelait Fort Pillar, où les Peaux-Rouges avaient livré, disait-on, une bataille acharnée contre l’homme blanc pour la liberté des plaines. Cet endroit était maintenant peuplé de blancs.

Puis ils campèrent en un lieu où il y avait de bons pâturages pour le bétail, à Humbolt Creek Cet endroit avait été jadis un campement indien. Ils rencontrèrent deux blanches, qui, lorsqu’elles étaient enfants, avaient été témoins du meurtre de leurs parents, de même que d’un frère et d’une sœur, avant d’être elles-mêmes capturées par les Indiens. On avait fini par les délivrer. Elles s’étaient toutes deux mariées et habitaient toujours dans cette même région isolée où rôdaient encore les fantômes de cette sombre tragédie.

Leur histoire remplit Sylvia et sa mère de craintes quant à la longue route qu’il leur restait à faire. Mais en dépit des périls qui les guettaient dans leur voyage, Sylvia et son frère trouvaient dans les Grandes Prairies différente et exaltante : des petits chiens de prairie qui jappaient et détalaient à leur vue aux grandes hordes de bisons qui s’enfuyaient au galop en apercevant le convoi. Sylvia cueillait en chemin de belles fleurs qu’elle devait jeter un peu plus loin car il n’y avait nulle part où les mettre. Parfois, des essaims de sauterelles assombrissaient le ciel et tombaient de part et d’autre des chariots, s’infiltrant au travers de la toile pour se retrouver dans les chaudrons et autres accessoires. Le seul combustible dont ils disposaient était bien souvent du crottin de bison séché au soleil. Cela donnait un goût de fumée à leurs crêpes et à leur bacon, mais ils les mangeaient de bon appétit. Ils avaient très bon appétit. Il y avait aussi tellement de moustiques qu’ils recouvraient le couvercle des marmites sur le feu.

Il y avait aussi les coyotes qui hurlaient autour du campement. Cela rendait tout le monde nerveux. On prenait toutes les précautions pour protéger les animaux. On plaçait les chariots en cercle autour du campement. Les hommes dormaient avec un fusil à portée de la main, prêts à toute urgence. Le premier signe annonciateur de danger arriva le soir où Jackson Estes, le frère de Sylvia, était de garde. Chacun gardait le campement à tour de rôle.

Il était assis au clair de lune à contempler les coteaux et les ombres. Il raconta que quelque chose lui avait alors dit d’aller s’asseoir à l’ombre d’un chariot. Il venait à peine de se lever quand une flèche passa en sifflant à côté de lui pour aller se ficher dans le sol à l’endroit où il était assis. On sonna aussitôt l’alarme et tous les hommes attrapèrent leur fusil, mais on n’entendait pas un son, pas même le hurlement d’un coyote. Craignant que les Indiens ne planifient d’attaquer le campement au matin alors que les chariots seraient chargés et attachés, ils quittèrent avant l’aube.

Un soir, ils arrivèrent à un bon emplacement pour camper où il y avait de l’herbe en quantité pour les animaux. Ils établirent le campement tôt pour laisser paître les animaux. Ils se mettaient à leur aise lorsqu’un d’entre eux colla l’oreille au sol à l’écoute de bruits. Il y en avait, des bruits, pour sûr. Tous entendirent bientôt des bruits de sabots qui s’approchaient. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ils furent encerclés par une grande bande d’Indiens qui criaient et hurlaient en tournant à toute vitesse autour du campement pour faire fuir le bétail. Mais les pauvres bêtes étaient trop fatiguées pour courir. Ils se mirent alors à hurler encore plus fort, poussant des cris terribles en tournant autour du campement. M. Estes commença à s’inquiéter en voyant les hommes se préparer à livrer bataille. Il était le seul homme à avoir sa famille avec lui. « Vous feriez mieux de faire quelque chose pour ces Indiens. Ils sont trop nombreux pour qu’on se batte contre eux. » Ils décidèrent alors de donner des cadeaux au chef. Ils se rendirent à sa tente. Heureusement, il parlait anglais.

Après avoir longuement parlementé, il finit par accepter des cadeaux, comme de la farine et d’autres provisions. Ils s’estimaient chanceux de n’avoir perdu que trois chevaux aux mains des Indiens.

Puis, le chef se rendit à la porte de sa tente et lança un grand cri. Instantanément, les hurlements cessèrent et tous les Indiens retournèrent à leur camp.

Malgré tout, ils ne faisaient pas confiance aux Indiens. Ils quittèrent cet endroit de crainte qu’ils ne tentent un autre raid au petit matin alors que les chariots [...]

Ils avaient parfois une soif si dévorante qu’ils burent l’eau d’une rivière dans laquelle flottaient des carcasses d’animaux. La mère de Sylvia avait du mal à s’y résigner. Elle remonta le cours d’eau pour trouver encore plus de cornes de vaches émergeant de l’eau. Sur plusieurs milles, les rives étaient jonchées des os blanchis d’animaux, probablement morts d’avoir trop bu d’eau, de l’eau froide dans un estomac chaud.

Il y a un spectacle épouvantable que Sylvia n’oublia jamais : celui de brebis trop pleines pour poursuivre la route, abandonnées et dévorées par des coyotes féroces. Elle avait essayé de les faire fuir en leur lançant des pierres. Mais elle ne devait pas non plus faire preuve d’imprudence. Elle devait suivre les conseils de ses parents. À cette époque, les immigrants s’estimaient heureux de ne pas être eux-mêmes abandonnés en route comme une carcasse blanchie dans le désert ou peut-être sous une pierre tombale solitaire.

Tous étaient réjouis de voir le soleil se lever, immense et doré au-dessus de l’horizon lointain, dardant le chemin de ses gais rayons, mais quand il se couchait et que la lune pâle et ombreuse se levait […]

Alors qu’ils poursuivaient prudemment leur route, ils rencontrèrent huit hommes qui voyageaient à pied. Ils étaient tristes à voir. Leur convoi avait été attaqué par des Indiens qui s’étaient jetés sur leur campement et avaient filé avec leurs chariots déjà chargés. Dans leur hâte, ils avaient éparpillé une certaine quantité de farine. Cette farine et quelques ustensiles de cuisine étaient tout ce qui leur restait.

Un des hommes avait déchiré son pantalon jusqu’au genou et en avait noué un bout pour contenir la farine qu’ils avaient ramassée au sol. C’est tout ce qu’ils avaient eu à manger depuis trois jours et ils étaient vraiment heureux de cette rencontre opportune avec le convoi de Leopold qui partagea ses vivres avec eux.

Ils trouvaient également très étrange que les Indiens leur aient pris tous leurs livres français. On voyait couramment des hordes de bisons paître le long du chemin. Ils avaient très envie de viande fraîche. Ils voulurent tuer un jeune bison, mais il n'était pas facile de s’approcher de la horde pour lui tirer dessus. Les vieux bisons faisaient cercle autour des jeunes qu’ils gardaient à l’intérieur tandis qu’ils broutaient. Les mâles attaquaient si on s’approchait trop.

Puis l’un des cowboys du campement suivit doucement la horde et tira sur un petit avant de s’éloigner rapidement au galop. Il s’ensuivit une débandade incroyable au sein de la horde, qui s’enfuit en toute hâte. Quand ils purent retourner chercher la bête en toute sécurité, ils le dépouillèrent et se partagèrent la viande à transporter. Au menu du dîner, ils eurent droit à des côtelettes.

Ils atteignirent à l’époque des moissons. Ils virent les fermiers qui habitaient près du lac mener des essaims de sauterelles dans le lac. La masse flottante des sauterelles semblait atteindre deux pieds de profondeur.

Les mormons les traitèrent avec une grande hospitalité. Leur chef, M. Brigham Young, leur rendit visite et les invita à passer l’hiver et à faire paître leurs animaux à un endroit nommé Mountain Meadows. C’était un jardin naturel d’herbes et de fleurs entouré de collines. Il n’y avait qu’une entrée à cet enclos qui en était aussi la sortie.

Ils y auraient passé l’hiver, mais M. Estes, qui avait déjà traversé cette contrée et entendu d’étranges histoires au sujet d’Indiens qui volent et tuent les immigrants de l’endroit, avait des doutes sur la source véritable de ces crimes qui n’avait jamais été divulguée. Il décida donc de poursuivre son chemin avec sa femme et sa famille et de laisser le reste du convoi s’il le souhaitait. Il préférait continuer la route seul dans son propre chariot plutôt que de courir ce risque.

Puis ils décidèrent tous d’atteindre les montagnes avant la saison des pluies. Ils ne voulaient pas non plus se passer de leur aide. Ils restèrent pendant une semaine pour permettre aux animaux de se reposer et se réapprovisionner. Durant leur séjour à Salt Lake City, ils apprirent certaines coutumes de ces gens très particuliers.

Un jour, une femme vint voir Mme Estes, peut-être davantage afin de libérer son esprit troublé que pour lui faire une visite amicale. Elle dit qu’elle et son mari étaient confortablement installés et vivaient heureux, ne connaissant pas les lois du pays.

Lorsque Brigham Young leur rendit visite, il dit à son mari qu’il devait prendre une autre femme. Ce fut un choc pour eux. Ils avaient peu de moyens, juste assez pour eux, et n’avaient pas les moyens de quitter leur maison.

Son mari eut une idée. Il prendrait une Indienne pour épouse. Elle vivrait dans une tente et subviendrait à ses propres besoins. Pour sa femme, c’était une pilule difficile à avaler. Elle affirma : « Je le tuerais, ce B… Young. » L’Indienne vivait alors dans sa propre tente et s’occupait de son enfant métis.

Quelques années plus tard, M. Estes entendit parler du massacre de Mountain Meadows. Cent vingt immigrants — hommes, femmes et enfants — avaient été attirés dans ce jardin naturel pour y être abattus et voir leurs biens confisqués.

John D. Lee, un ancien garde du corps de Joseph Smith et puis de Brigham Young, s’enfuit dans les canyons du Colorado après avoir été accusé d’être l’instigateur de ce crime. Un journaliste super de cette région le retraça. Il fut arrêté, jugé, puis emmené sur les lieux du crime où il fut fusillé.
Je me souviens d’avoir vu une image de ce massacre dans un livre écrit par l’une des femmes de Brigham Young. Cela s’intitulait Épouse numéro 19. Elle avait réussi d’une manière ou d’une autre à s’échapper de Salt Lake City et avait écrit l’histoire de sa vie.

[…] Ils traversèrent plusieurs postes. À propos de l’un d’eux, dont elle avait oublié le nom, Sylvia se souvenait surtout de son extrême isolement et de ce qui était arrivé au couple solitaire, mari et femme, qui y vivait dans une cabane isolée. À l’intérieur de la clôture qui entourait la maison, il y avait une minuscule pierre tombale. C’était celle de leur enfant unique, une petite fille, tuée tandis qu’elle jouait dehors par une flèche venant des collines lointaines.

Le père avait enlevé la flèche du corps de l’enfant et, puisqu’il n’y avait aucune habitation à plusieurs milles à la ronde, ses parents l’avaient enterrée là. La mère voulait quitter cet endroit dangereux, mais le père y faisait du commerce, probablement la traite de fourrures ou de peaux avec les Indiens comme c’était le cas dans plusieurs postes. Il préférait donc rester.

Lorsqu’ils arrivèrent à Fort Kerney, une lettre remplie d’inquiétude attendait M Leopold. Sa femme avait entendu dire que son convoi avait été capturé par les Indiens et tous les occupants abattus. Il lui répondit immédiatement pour l’assurer qu’ils étaient tous sains et saufs.

Les nouvelles ne voyageaient pas rapidement dans le désert. La lettre de Mme Leopold avait été écrite il y avait plus d’un mois. Le courrier le plus rapide dans le désert était le Pony Express, nom donné au courrier transporté à cheval.

En route, ils voyaient les endroits où des convois avaient été attaqués. Il n’y avait aucune trace des occupants. Ils voyaient des chariots chargés de peaux de bisons destinées au marché. Les peaux étaient posées à plat, empilées et attachées comme des bottes de foin dans les chariots tirés par des bœufs ou des chevaux, par paires de quatre ou de six. Il était fréquent de voir en chemin des carcasses de bisons dépouillées et, lorsqu’ils ne les voyaient pas, ils savaient où elles étaient à cause des corbeaux.

Ils franchissaient les collines. Le chariot des Estes se brisa et un gros pot de confiture pour Mme Estes se cassa. Toutefois, elle regretta plus le pot que la confiture. M. Estes trouva moyen de renforcer suffisamment son chariot pour faire le reste du chemin jusqu’en Californie.

Cela faisait exactement six mois moins trois jours qu’ils étaient sur la route lorsqu’ils atteignirent Sacramento. C’est là que le groupe se dispersa. La famille Estes se rendit dans la région minière située à 60 milles de la capitale et à 4 milles d’une petite ville nommée Placerville, où les mineurs allaient échanger l’or neuf contre de l’argent comptant […]

Après une longue et épuisante traversée du désert, ils arrivèrent en Californie. Cela faisait exactement six mois moins trois jours qu’ils étaient sur la route. Le groupe se dispersa. La famille Estes s’installa dans la région minière à environ 60 milles de Sacramento, une petite ville à l’époque. Ils trouvèrent une cabine de mineur vide qui leur fit? une demeure confortable. Sylvia se souviendrait longtemps de cette journée même si l’ombre de plus de soixante-dix ans l’en séparait. Elle se souvenait encore de ces moments de ravissement et de calme, de la joie qui se lisait sur le visage de sa mère lorsqu’elle se mit à nettoyer la cabane et à préparer leur premier repas en Californie libre.

Sylvia trouva une bonne marmite près du foyer. Ils ramassèrent des bouts de bois et firent du feu. « Nous allons devoir travailler dur, dit sa mère, mais nous travaillons maintenant pour nous-mêmes. » C’était un tel plaisir de travailler pour eux-mêmes. Ils étaient heureux même sans le sou et au milieu d’étrangers.

Le père de Sylvia avait un dollar avec lequel il acheta un petit jambon. Le marchand lui dit qu’en le jugeant sur son apparence, il lui laissait aussi avoir du thé, de la farine, de la poudre à pâte et un chou. Pour une fois son apparence l’avait bien servi. M. Estes était heureux. Il remercia cet homme de sa bonté. Mme Estes prépara un bon dîner qu’elle fit cuire dans cette seule marmite. Elle fit des boulettes de pâte qu’elle fit cuire au-dessus de la viande et du chou. Ils apprécièrent immensément ce repas.

Puis le père et le fils partirent à la recherche d’autres articles de maison dans les cabanes désertes. Ils revinrent les bras chargés de tous les ustensiles de cuisine dont ils avaient besoin, même une cocotte juste comme qu’il leur fallait pour faire du pain. Les mineurs avaient fait fortune et s’étaient sauvé avec leur or en abandonnant tout derrière eux.

Le père de Sylvia fut engagé pour travailler dans les mines d’or tandis que Sylvia et son frère lavaient le gravier à la batée pour en extraire l’or fin là où il y avait eu des mines riches en minerais. Ils vendaient la poussière d’or et se faisaient environ un dollar par jour. Ils étaient vraiment fiers de ce qu’ils gagnaient. Chaque sou gagné allait dans la tirelire familiale qui était une boîte de fer-blanc cachée sous un lit. Leur père était un homme économe. S’il lui restait ne serait-ce qu’un dollar après avoir payé pour toutes leurs dépenses, il le mettait de côté.

Le coût de la vie était élevé. La farine de la moins bonne qualité parfois [illisible]. La farine de blé coûtait quinze dollars le baril. Quand M. Estes se tourna vers l’agriculture, il cultiva son propre grain qu’il faisait moudre au moulin. Il vendait du beurre, des œufs et des légumes. Sa première poule lui coûta [illisible]. Ils faisaient pousser [illisible] et des tomates, mais elles étaient de si bon marché qu’ils en avaient à donner. Même si la ferme les faisait bien vivre, Mme Estes décida de faire des lessives. Les chemises à plis étaient très élégantes, trois dollars chacune. Les robes à volants cinq dollars ou plus.

Tout le monde portait du blanc. Sylvia aidait sa mère. Elles faisaient beaucoup d’argent, mais le travail était difficile puisqu’il n’y avait pas de machines à laver à l’époque. Sylvia devait passer un fer tiède sur les épaules de sa mère à cause de ses rhumatismes alors que celle-ci repassait les vêtements. Ils eurent bientôt assez d’argent pour s’acheter un cheval et un chariot.

Ces jours passés dans les collines ondulantes de Californie furent les plus heureux de la vie de Sylvia. Lorsqu’elle et son frère trouvaient le temps d’explorer le pays, ils découvrirent plusieurs caractéristiques particulières des Indiens de Californie. Ils faisaient du feu et lorsque les flammes diminuaient ils jetaient des sauterelles sur la braise. Une fois qu’elles étaient bien rôties, ils s’en délectaient, un plat [savoureux?].

Quand ils tuaient les gros écureuils gris, ils les mettaient en bouillie à l’aide d’une pierre, puis ils les faisaient flamber et griller sur la braise. Une fois cuits, ils les mangeaient en entier, y compris les os.

Leur pain était fait de glands de chêne dont ils faisaient une farine. Les Indiens étaient très pauvres. Mme Estes s’en rendit compte le jour où une vieille Indienne sans le sou frappa à leur porte. Ils lui donnaient toujours un repas et des fruits ou des légumes à emporter chez elle.

Un jour, elle vint se plaindre que le vieil éleveur de porc lui avait interdit de ramasser les glands au pied des chênes. Il voulait les garder pour ses cochons.

Il y eut une époque où certaines tribus indigènes se servaient de leur terre libre pour y faire pousser du maïs jaune et faire leur propre potager.

M. Estes était un bon pratiquant. Souvent, la famille se rendait à l’église à pied afin de laisser le cheval se reposer. Sylvia et son frère polissaient leurs souliers pour les faire briller le dimanche, mais en se rendant à l’église ils faisaient une bonne partie du chemin nu-pieds et apportaient leurs souliers pour les garder propres et brillants et les enfiler avant de rentrer dans l’église.

Il y a des commères partout où on va. Elles disaient que la famille Estes était fière puisqu’elle n’allait pas aux soirées dansantes. Sylvia et son frère ne se laissaient pas guider par l’opinion publique. Ils obéissaient à leurs parents. Ils suivaient [illisible] préceptes moraux. Ils croyaient en leurs parents de la même façon dont nous avons une foi enfantine dans les paroles de Dieu, dans l’Évangile.

Jésus dit : En vérité, je vous le dis, celui qui n’acceptera pas le royaume de Dieu comme un petit enfant n’y entrera pas.

Marc, chapitre 10, verset 15.

Sylvia adorait se promener sur les sentiers des Peaux-Rouges et y cueillir des fleurs sauvages, des coquelicots jaunes et des géraniums rouges de Californie comme ceux qui sont cultivés en Colombie-Britannique.

Elle aimait la nature. Elle aimait la vie. Toute la nature représentait la vie à ses yeux. Le mortel serpent à sonnettes se cachait aussi dans les environs. Quand Sylvia entendait le bruit l’avertissant de sa présence, elle s’en allait. Mais sa mère tuait les serpents à coups de pierre.

Les mineurs se faisaient souvent mordre par ces serpents. Ils devaient voir un docteur rapidement, car sinon ils mouraient. Durant les chaudes nuits d’été, ils n’avaient besoin que d’une mince couverture de coton. Ils étaient forcés de garder leurs fenêtres hermétiquement fermées par crainte des voleurs dans cette région minière. Le crime était monnaie courant.

Un jour, un étranger se présenta à la porte et demanda si M. Estes acceptait de lui louer son cheval et son chariot. Sa femme et sa famille avaient traversé les prairies et l’attendaient quelque part le long de la grand’ route. Il était allé voir tous ses voisins, mais pas un seul ne lui faisait confiance. En dernier ressort, il venait voir la famille de couleur. Le cheval et le chariot étaient les biens les plus précieux de M. Estes, ce qui le rendait peu enclin à faire la charité et à accorder sa confiance à un parfait inconnu même s’il l’avait voulu. Il avait fait confiance à un homme du temps où il était esclave et avait acquis, mais il avait également été victime d’escroquerie pour avoir fait confiance à quelqu’un alors qu’il n’aurait pas dû. Toutefois, cet homme était dans une situation difficile. Il était sans ressource et n’avait personne vers qui se tourner. M. Estes demanda conseil à sa femme. Il avait une grande confiance dans l’habileté de sa femme à juger les gens. Même si elle n’avait aucune éducation, elle était une Malgache pur sang. Elle dit qu’il semblait être un honnête homme et elle s’était rarement trompée sur le compte des gens. Ils lui prêteraient donc leur cheval et leur chariot, bien que ce ne fût pas sans une vive appréhension. Ils attendirent le retour de l’homme. Le temps passa, puis enfin il revint [illisible] femme pour voir Mme Estes. Elle lui parla de ce qui lui était arrivé dans le désert. Il s’agit d’une autre des histoires incroyables que Sylvia avait entendues au sujet du chariot couvert.

Le mari de cette femme avait construit une maison pour elle et sa famille en Californie et les avait envoyés chercher. La femme et ses deux jeunes enfants se joignirent à un convoi mené par un homme qu’elle connaissait et en qui elle avait confiance. Toutefois, après qu’ils eurent parcouru une bonne partie du chemin qui les éloignait de toute habitation, elle découvrit sa véritable nature. Il menaça de la chasser du chariot si elle refusait ses avances, mais son courage et sa loyauté étaient inébranlables. Elle sentait qu’elle ne pourrait regarder son mari si elle succombait à l’horrible chantage de cet homme. Il la fit finalement descendre avec ses deux petits enfants et le baluchon contenant tout son avoir. Puis il partit et les abandonna. Elle se sentait affreusement mal, seule dans ce grand espace avec deux enfants sans défense. Elle pria en proie à l’angoisse. Les Indiens, les loups voraces et la faim tournoyaient dans son esprit en détresse. La nuit tombait. Le soleil était couché. N’importe quel genre d’humain serait le bienvenu désormais. Elle regardait en arrière sur le chemin (quand) elle vit bouger des objets dans la grisaille [?] du lointain. Comme ils s’approchaient, elle vit que c’était deux hommes de couleur avec un âne et tous leurs biens sur son dos. Sa prière avait été exaucée. Elle se résolut à les supplier de l’aider même s’ils n’étaient pas considérés comme des gens de confiance dans l’État d’où elle venait. Les deux hommes étaient visiblement choqués de la voir dans cet état. Elle les entendit alors dire à voix basse : « Qu’est-ce qu’on peut faire? On n’a pas assez de bouffe pour nous, mais on ne peut pas la laisser là. » Puis ils lui demandèrent si elle pouvait marcher. « On mettra les enfants sur l’âne. » Elle n’était que trop heureuse de marcher, même si elle avait mal aux pieds. Ils se rationnèrent afin d’arriver à nourrir les enfants jusqu’à ce qu’ils arrivent à une colonie d’hommes blancs. « Maintenant, vous êtes avec les vôtres, dirent-ils, ils peuvent prendre soin de vous. » Puis, ils la quittèrent.

En [1858?] Howard Estes décida de quitter une maison confortable afin de partir à la recherche de plus de liberté. Les gens de couleur de Californie commençaient à s’inquiéter de l’agitation générale causée par les pressions exercées par le Sud pour faire de la Californie un État esclavagiste. En 1852, le gouvernement fédéral adopta une loi qui permettait le renvoi à leurs propriétaires sudistes des esclaves en fuite vers les États du nord.

Cette loi exigeait également que les personnes de couleur de Californie portent une insigne distinctive. De plus, l’assemblée législative de l’État avait pris ce qui semblait être les premières mesures à l’encontre de la Race de Couleur. Cela avait pour effet de les priver de la capacité de protéger leurs propriétés contre les spoliations des blancs. Ces lois retiraient aux gens de couleur le droit de déposer des preuves contre un blanc.

[...] Puis, dans la région minière où habitait M. Estes, certaines lois régissant les opérations minières conçues pour protéger les mineurs semblaient être incompatibles avec les droits des colons.

Les Stark et les Estes se préparaient à quitter la Californie. Ils avaient entendu parler de la Nouvelle-Calédonie, comme on appelait alors la Colombie-Britannique. Ils rêvaient de la liberté de ses collines couvertes de sapin.

Stark vendit tout sauf 50 têtes de son meilleur bétail et prit le vieux sentier de l’Oregon accompagné de Jackson Estes et d’autres personnes pour prendre soin du troupeau en chemin.

H. Estes vendit au sa ferme au plus offrant et emmena femme et enfants à San Francisco pour s’embarquer à bord du Brother Jonathan. C’était un vieux bateau innavigable, mais il était lourdement chargé. Quand la mer était grosse, le bateau tanguait et craquait à chaque vague. On jeta alors par-dessus bord 40 têtes de bons chevaux pour plus de sûreté. Ce fut une autre scène pitoyable qui attrista Sylvia durant le voyage : la vue de ces pauvres bêtes qui nageaient après le bateau en criant à l’aide. Elles étaient trop loin pour atteindre le rivage.

L’émancipation des esclaves aux États-Unis était une question politique brûlante. Le peuple noir était insatisfait des lois du pays. Il y eut une rencontre à San Francisco afin de discuter de la meilleure façon d’améliorer leur sort difficile.

On envoyé un comité en Colombie-Britannique afin d’avoir un entretien avec le gouvernement. Le gouverneur Douglas les reçut et leur lança une invitation cordiale à venir s’établir en terre britannique.

À la suite de ce rapport favorable du comité, au moins six cents personnes de couleur se rendirent en Colombie-Britannique. Certains vinrent à bord de deux bateaux à vapeur pionniers : le Brother Jonathan et le Pacific.

Ces bateaux transportaient des centaines de chercheurs d’or, partis pour la plupart en 1849, qui allaient vers les mines et en revenaient. Le Pacific coula par la suite lors d’une collision près du cap Flattery, ce qui causa la mort de trois cents personnes. Certains de ces gens de couleur allèrent en Australie, certains aux mines Cariboo, d’autres à Victoria et à l’île de Saltspring.

Le bateau accosta à un endroit nommé Stillicum, [Steilacoom], dans l’État de Washington. Cet endroit était peu colonisé de blancs et d’Indiens. La famille resta à Stillicum plus d’un mois à attendre l’arrivée de M. Stark et du bétail. Ils achetèrent des vivres des fermiers. Ces nouveaux colons étaient pauvres comme la plupart des immigrants. Les familles résolvaient elles-mêmes leurs problèmes. Quand ils achetaient un sac de pommes de terre, ils les mangeaient et plantaient les pelures, ce qui faisait pousser une autre récolte de pommes de terre.

Lorsque les hommes arrivèrent avec le troupeau, ils se rendirent à Victoria, en Colombie-Britannique, en bateau à voile. On ne garda aucun souvenir de la majeure partie de ce qui se passa entre le moment où ils quittèrent Stillicum et leur arrivée finale dans l’île de Saltspring. La première chose que fit M. Stark après avoir accosté à Victoria fut de faire une demande de naturalisation pour toute la famille.

Sylvia se souvenait qu’à peu près à cette époque une délégation de gens de couleur avait demandé la permission au gouverneur Douglas de former une colonie de colons de couleurs dans l’île de Saltspring. Il avait toutefois refusé en disant qu’il serait dans le meilleur de tous d’avoir une colonie mixte.

Une partie de ces personnes de couleur demeura à Victoria et certaines allèrent à Saltspring et ailleurs. Ceux qui demeurèrent à Victoria acquirent des propriétés de valeur et plusieurs prirent part aux activités du conseil municipal. M. Estes et sa famille s’installa à Saanich, Victoria, où il acheta une propriété.

Ce fut une période occupée pour les Stark. Ils se préparaient à partir pour Saltspring. Il y avait un troupeau de bétail agité à garder dans un corral et à nourrir. Ce n’était pas une tâche aisée. M. Stark s’était installé à un endroit au nord-ouest de Saltspring et y construisit une cabine durant le séjour de la famille à Victoria.

Ce fut lors d’une belle journée de 1860 que les Stark déménagèrent dans l’île de Saltspring. Sylvia se souvenait de cette date surtout parce que John E. Stark, le deuxième fils, naquit quatre mois après leur arrivée dans l’île. Ils atteignirent le nord-ouest de l’île en bateau à voile. Les bêtes étaient descendues jusque dans l’eau à l’aide d’une grosse corde puis elles atteignaient le rivage à la nage avant de prendre le chemin de la maison, en mugissant en chemin, sans que personne ne les guide.

Les passagers descendaient avec peine à l’aide d’échelles de corde et montaient dans deux canots manœuvrés par deux Indiens, un homme et sa femme. Un employé de la Compagnie de la Baie d’Hudson était parmi les passagers. M. Macauley, l’agent de la Baie d’Hudson, offrit de rester avec Mme Stark et les deux enfants pendant que M. Stark aller chercher une voiture à la colonie pour apporter leurs bagages.

Pendant qu’ils l’attendaient, les deux indigènes, avec leur acuité visuelle naturelle, aperçurent deux canots au loin. À leur approche, l’indigène et sa femme devinrent très agités et semblaient apeurés. Ils dirent que c’étaient les Indiens du Nord. Ils étaient hostiles aux tribus des îles du Détroit. L’Indienne s’éloigna à la dérobée derrière les buissons près du canot.

Les Haidas, ou Indiens du Nord, avaient plusieurs gros canots, sept ou plus, lourdement chargés de fourrure. Dès qu’ils aperçurent le petit groupe sur la plage, ils changèrent de direction et se dirigèrent aussitôt vers eux. Ils tirèrent leurs propres canots à sec, puis tirèrent bien haut sur le sable celui où se trouvaient les biens des Stark pour en examiner le contenu. Puis, un des hommes qui parlait anglais s’approcha de M. Macauley et agita un horrible couteau devant son visage en disant : « Avez-vous peur? » Il répondit en souriant et en secouant la tête. Mais Sylvia pouvait voir que Macauley tremblait et qu’il était très pâle.

Elle se sentait très mal. Assise sur une bûche, elle tenait ses deux enfants près d’elle et priait Dieu de les sauver sans une seule pensée pour elle-même, seulement que va-t-il advenir de mes enfants lorsqu’ils me tueront.

Leur pilote indigène était assis sur le sol, n’osant regarder la scène. L’Indienne de la région qui s’était cachée près de son canoë s’éloigna en pagayant rapidement pour informer son Tillicum au village indien Penellekut dans l’île Couper [Kuper]. Pendant ce temps, les Indiens du Nord parlaient avec Macauley. Lorsqu’ils surent qu’il parlait leur langue, ils offrirent de transporter les biens des Stark jusqu’à la cabine. Mais M. Macauley leur expliqua que Stark était déjà parti chercher de l’aide. Lorsqu’ils surent que Macauley rendait visite à la famille Lineker à l’endroit où la gare maritime se trouve aujourd’hui, ils lui offrirent de le conduire puisqu’ils se rendaient à Victoria. Mme Stark croyait qu’on les aurait tous été tués s’ils n’étaient pas en route vers le sud pour vendre leurs fourrures.

Récit de M. Macauley de son expérience avec les indigènes. Il accepta leur offre de le conduire de l’autre côté de l’île. Alors qu’ils étaient en route et qu’il se sentait plutôt en sécurité, ils virent une grande bande d’Indiens de la région à bord de nombreux canots qui s’approchaient d’eux. Macauley croyait que son heure était arrivée.

Il pria les Indiens Haïda de le faire descendre n’importe où sur la rive, mais les Haïdas tentaient de les gagner de vitesse, mais ils étaient cependant trop lourdement [chargés?]. Ils furent bientôt encerclés par une bande [désespérée?] d’hommes sur le sentier de la guerre, fortement armés. « Nous ne tuerons pas l’homme blanc, dirent-ils aux Haïdas, mais nous vous tuerons. » Ils acceptèrent donc de laisser les Indiens du Nord conduire M. Macauley à sa destination et avironnèrent tous jusqu’à l’extrémité de la baie que [nous?] appelons Ganges. Ils firent descendre Macauley, puis pénétrèrent dans la baie où se déroula une bataille désespérée entre une centaine d’hommes de la région et un nombre relativement moins grand d’indigènes du Nord.

Un autre compte rendu de cette bataille historique parut dans un [journal?] publié en [1862?]. On pouvait y lire qu’un seul brave du Nord s’en était tiré mais il était blessé si grièvement blessé qu’il était peu probable qu’il se rétablisse.

C’était à l’époque où les indigènes locaux eux-mêmes étaient plutôt hostiles. Ils tenaient des réunions et des pow-wow Skookum au cours desquels ils prononçaient des discours sérieux en chinook à mesure qu’ils se voyaient leurs plages et leurs terrains de chasse usurpés par les nouveaux colons arrivants et des carcasses d’animaux étendus sur les plages, dépouillés de leur peau et la viande abandonnée à la pourriture. Lorsqu’un Indien rencontrait une de ces carcasses, il faisait claquer sa langue en signe de dégoût. Cela ne faisait que jeter de l’huile sur une situation déjà [illisible].

L’île de Saltspring fut officiellement nommée l’île Amiral en [1859?], mais elle conservait le nom qu’elle avait acquis en [185?], Saltspring étant un nom qui lui vient de ses sources salines.

Il y avait soixante-dix résidants propriétaires dans l’île en 1860. Les premiers colons blancs étaient M. et Mme Lineker et leur famille. Ils étaient arrivés en 1858.

3e partie

Source: Salt Spring Island Archives, Add. Mss. 91, Marie Albertina (Stark) Wallace, Souvenirs de Sylvia Stark, 2e partie , n.d.. Notes: RESTRICTION : Reproduction permise. Cependant, il faut obtenir la permission de publication de Madame Myrtle Holloman, 960 Walkers Hook Rd, Ganges, B.C., V0S 1E0

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