De la maladie

Mais de tout ce drame quotidien du corps, il ne subsiste aucune trace. Les gens écrivent inlassablement au sujet des agissements de l’esprit; des idées qui le traversent; de ses nobles ambitions, de la manière dont l’esprit a conquis l’univers. Ils le mettent en scène ignorant le corps, dans la tourelle du philosophe; ou malmenant celui-ci, comme un vieux ballon de football en cuir, à travers des arpents de neige ou de désert, à la poursuite de quelque conquête ou découverte. Ces grandes guerres que le corps déclare, avec l’esprit son vassal, dans la solitude de la chambre à coucher, contre une attaque de fièvre ou un accès de mélancolie, sont ignorées.[…]

Enfin, il y a également la pauvreté de la langue qui nuit à la description de la maladie dans la littérature. L’anglais, qui sait rendre les réflexions de Hamlet et la tragédie de Lear, ne renferme pas les mots qui sauraient décrire le frisson et le mal de tête. Il s’est développé dans une seule direction. La moindre écolière, le jour où l’amour la fait chavirer, peut compter sur Shakespeare ou sur Keats pour l’aider à s’exprimer, mais dès qu’un malade tente de décrire au médecin la douleur qu’il a à la tête, la langue s’évanouit d’un coup. Aucune formule toute faite ne se présente à lui. Il n’a d’autre choix que celui de s’inventer des mots lui-même et, prenant sa douleur dans une main, et une motte de son pur dans l’autre (à l’instar, qui sait, des peuples de Babel au commencement), de les presser ensemble jusqu’à ce qu’un nouveau mot, flambant neuf, n’émerge.

Source: Virginia Woolf, "De la maladie" (Ashfield, Massachusetts: Paris Press, 2002), 5, 6. Notes: Première publication en 1926

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