Gouzenko, White et Pearson

Fraser, Blair. « Dans les coulisses d’Ottawa : Gouzenko, White et Pearson » Maclean’s Magazine, 1er janvier 1954

RIEN, ces dernières années, n’a été plus dommageable pour les relations d’amitié entretenues entre Ottawa et Washington que la présence de noms canadiens dans la chasse aux espions qui a cours en ce moment aux États-Unis.

Des attaques personnelles contre L. B. Pearson, le ministre des Affaires extérieures, sont interprétées ici comme une tentative de chantage du Sous-comité interne de sécurité présidé par le sénateur William Jenner. Elles ont eu lieu tout juste après que le Canada ait refusé la requête du comité Jenner de venir au Canada pour questionner Igor Gouzenko, l’ancien chiffreur soviétique qui a mis à jour un réseau d’espionnage communiste au Canada il y a huit ans.

Les attaques contre Pearson ont été lancées par un écrivain obscur, Victor Lasky, lors d'un discours à Mamaroneck, N.Y, mais on croit ici que Lasky était en fait le porte-parole de Jenner ou de Robert Morris, l’avocat du Sous-comité. Lasky a cité Elizabeth Bentley, l’informatrice qui avait été un courrier pour un réseau d’espionnage soviétique, qui a témoigné que « bien que ne connaissant pas personnellement M. Pearson, ce dernier avait toujours été une excellente source de renseignements lorsqu’elle était une reine de l’espionnage à Washington ».

À au moins une occasion, Elizabeth Bentley a fait un témoignage contre Pearson basé uniquement sur des ouï-dire. Elle a dit avoir entendu (elle n’a pas dit qui le lui avait dit) qu’il [Pearson] avait donné de l’information (elle n’a pas dit quelle information) à une tierce partie qui n’a pas été nommée.

Ce petit bout de témoignage de Bently n’avait pourtant jamais été rendu public auparavant. Elle l’a fait au sous-comité Jenner lors d’une séance privée. Ottawa tient pour acquis que Jenner ou Morris aient donné une copie de la transcription à Lasky pour mettre de la pression sur le gouvernement du Canada.

Le jour suivant la diffamation soigneusement formulée de Lasky contre Pearson, le sous-comité Jenner a demandé une deuxième fois de venir entendre Gouzenko.

EN RÉTROSPECTIVE, il est facile de critiquer la façon dont la première requête a été traitée à Ottawa. La réponse canadienne ne précisait pas qu’Igor Gouzenko est maintenant un citoyen canadien libre d’aller et venir et de parler à qui il veut.

Les restrictions sur la liberté de mouvement de Gouzenko sont uniquement à titre de recommandation. La GRC est toujours responsable de sa sécurité personnelle et peut l'aviser lorsqu’une certaine ligne de conduite pourrait s’avérer dangereuse. Gouzenko peut cependant ignorer ces conseils et il le fait régulièrement.

L'entrevue accordée à ce magazine l'été dernier en est un exemple. La GRC pensait que c’était risqué et le lui a dit. Il n’était pas d’accord. Son nouveau roman sera publié incessamment et il a pensé que la publicité pouvait lui faire le plus grand bien après plusieurs années passées dans l’obscurité. [...]

Si le sous-comité Jenner ne désirait qu’obtenir de l’information d’Igor Gouzenko, il aurait facilement pu envoyer un émissaire lui parler. Si, par contre, le sous-comité Jenner cherchait de la publicité – une petite virée internationale lui garantissant la une de tous les journaux américains – le gouvernement canadien ne voulait pas y contribuer.

Les autorités canadiennes n’aiment pas les méthodes des sénateurs Jenner et McCarthy, des techniques que John Diefenbaker a récemment appelées des « procès par le biais de la télévision ». Cette antipathie n'est pas uniquement personnelle, mais les autorités pensent aussi – et le courrier reçu au Cabinet tend à confirmer cette opinion – que la majorité des citoyens canadiens sont du même avis.

CEPENDANT, le gouvernement avait d’autres raisons d’empêcher Gouzenko de témoigner. Ces raisons expliquent la teneur de la première réponse canadienne qui ne suggérait même pas, encore moins n'encourageait, une approche directe avec Gouzenko à titre de simple citoyen libre.

Ottawa était convaincu qu’Igor Gouzenko avait déjà dit tout ce qu’il savait et tout ce que Gouzenko avait dit avait été transmis au FBI à Washington. Les hommes de J. Edgar Hoover avaient reçu non seulement les rapports publiés et le témoignage public, mais aussi tout ce que Gouzenko avait dit à la GRC et aux commissaires [de la Commission royale d’enquête] qui l’avaient questionné pendant des mois en 1945 et 1946. [...]

IL N’Y A RIEN DE NEUF, cependant, à voir Ottawa en colère contre un comité du Congrès. Ce qui est nouveau, et beaucoup plus inquiétant, c’est que cette fois le gouvernement canadien est aussi en désaccord avec l’administration américaine.

Les autorités canadiennes étaient plus que « surprises », elles étaient furieuses de constater que Herbert Brownell, le procureur général des États-Unis, se servait publiquement de documents secrets comme armes politiques contre les démocrates. Un de ces documents était une lettre de J. Edgar Hoover, directeur du FBI, où le Canada était mentionné de nombreuses fois. Que Hoover ait innocemment et de manière désespérante embrouillé les faits dans cette lettre n’a rien fait pour améliorer l’humeur des Canadiens. [...]

Source: Blair Fraser, "Gouzenko, White et Pearson ," Maclean's Magazine, 1 janvier 1954

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