Interprétation de John Price : Ce que nous a appris Herbert Norman, historien du Japon, diplomate canadien

John Price, professeur agrégé d’histoire de l’Université de Victoria et directeur du projet E. H. Norman Digital Archive Project [Les Archives électroniques de E. H. Norman]

28 août 2007

L’histoire du Canada a pratiquement oublié Herbert Norman. Lorsque son nom surgit, on en parle généralement comme d’un espion potentiel. La controverse à son sujet est survenue lorsque, dans les années 1980, Roger Bower a rédigé un récit de sa vie qui le peignait sous un jour favorable, (Innocence is Not Enough) [L’innocence ne suffit pas] et qui a par la suite été contesté par James Barros dans No Sense of Evil [Aucune notion du mal]. En 1991, le rapport de Peyton Lyon, commandé par le gouvernement et qui exonérait Norman de tout blâme, a semblé mettre fin à la controverse. Cela a donné naissance au film de l’ONF The Man Who Might Have Been [L’homme qui aurait pu être] qui le décrivait aussi sous un jour favorable. Depuis, on s’est peu préoccupé de Norman. C’est comme si son histoire avait perdu tout intérêt par le simple fait qu’il n’était pas un espion. Bienveillant ou non, le traitement réservé à Norman a eu la fâcheuse conséquence de reléguer à l’arrière-plan ses qualités d’intellectuel et de diplomate, d’abord à cause de la controverse puis par négligence.

Les Canadiens ont été appauvris par cette façon de faire. Non seulement une nouvelle génération a été privée des résultats de son travail, mais les leçons tirées de sa persécution ont également été oubliées. La grande partie des problèmes de Norman a fait surface à cause de faux renseignements compilés par la GRC et transmis par la suite au FBI en 1950. L’envoi de ce rapport mensonger, avec le consentement de A. D. P. Heeney, sous-ministre des Affaires extérieures, s’est fait sans que Norman le sache ou qu’il puisse réfuter les allégations secrètes contre lui. Le ministre des Affaires extérieures, Lester Pearson, qui était alors au courant des dangers provenant de Washington, a tenté d’arrêter le transfert de l’information, mais il était trop tard.

En fin de compte, le rapport original de la GRC, rempli d’inexactitudes et d’insinuations malveillantes, avait donné Norman en pâture aux anticommunistes américains qui l’ont poursuivi jusqu’à sa mort. Une leçon aurait pu être tirée de l’affaire Norman à savoir qu’il était nécessaire d’instaurer une structure civile de surveillance étroite de la GRC, mais une telle conclusion n’a jamais été envisagée. La GRC a plutôt continué à espionner les Canadiens, tentant de trouver un « rouge » sous chaque lit. John Watkins, l’ambassadeur canadien en Union soviétique, est un autre diplomate qui a souffert des agissements de la GRC. Il est mort en 1964 pendant qu’il était interrogé contre son gré par la GRC à Montréal. Les policiers le soupçonnaient d’être un homosexuel que les Soviétiques faisaient chanter et avaient forcé à l’espionnage. Plus récemment, Maher Arar a aussi été victime de la GRC après que de faux rapports reliant Arar au terrorisme eurent mené à sa détention aux États-Unis après le 11 septembre 2001. Les Américains l’ont ensuite transporté de force en Syrie où il a été détenu pendant plus d’une année, a souffert de privation et a subi la torture.

Norman était poursuivi en partie à cause de son travail en Asie et c’est ironiquement pourquoi il est tombé dans l’oubli. Spécialiste de l’histoire japonaise, Norman était un haut fonctionnaire aux débuts de l’Occupation du Japon. Il était souvent en désaccord avec la direction que prenaient les politiques américaines en Extrême-Orient. Cela lui a valu l’attention injustifiée de Charles Willoughby, le chef des services secrets de MacArthur, qui, avec Eugene Dooman, un autre guerrier de la Guerre froide américaine, a pris une part active dans la persécution de Norman.

Norman n’était pas le seul diplomate canadien à être victime des intrigues américaines en Extrême-Orient. Le diplomate canadien et ancien dirigeant du YMCA de Toronto, George Patterson, s’est également attiré les foudres des services secrets militaires américains. Comme représentant canadien à la Commission temporaire des Nations Unies sur la Corée en 1947-1948, Patterson a œuvré pour éviter la division de la Corée entre le nord et le sud. Ses actions entraient en conflit avec les plans des É.-U. pour l'établissement d'un régime proaméricain dans le sud. Patterson a été accusé d'être un communiste ou un compagnon de route par le général John Hodge, chef des opérations américaines en Corée.

Chester Ronning, né en Chine et parlant couramment le chinois, a occupé des postes importants au sein de la diplomatie canadienne en Chine pendant la guerre. Un ancien dirigeant de la Fédération du Commonwealth coopératif en Alberta, il appuyait plusieurs aspects du programme communiste de la Chine et a activement soutenu la reconnaissance du gouvernement communiste chinois établi en 1949. Il a aussi été considéré comme persona non grata par plusieurs personnes à Washington. En réalité, les services secrets militaires américains étaient convaincus qu’il existait un « réseau d’espionnage canadien » qui était actif en Extrême-Orient après la guerre.

Ces idées saugrenues ont pris forme car le gouvernement américain voulait à tout prix établir son influence en Asie. C'était à leur avantage que les représentants américains perçoivent les opposants à leurs politiques comme des adversaires se trouvant de l’autre côté de la barrière séparant « eux et nous ». Cette polarisation et cette simplification de problèmes complexes sont la marque des régimes autoritaires et populistes. L’anticommunisme était une arme efficace dans ce jeu et plusieurs en ont souffert.

À l’époque, la persécution de Norman et son suicide subséquent avaient provoqué une tempête de protestations au Canada. Lester Pearson a aussi critiqué les agissements des Américains dans l’affaire Norman, mais il a imputé les causes de cette tempête à « l’anti-américanisme » latent ayant cours au Canada. Il a tenté de calmer la tempête plutôt que de l’utiliser pour renforcer l’indépendance du Canada. Pearson s’est finalement fié aux les États-Unis et n’a jamais pu accepter qu’ils soient en fait un pouvoir impérialiste. Cinquante ans après la mort de Norman, le monde continue d’en assumer les conséquences et les alliés des Américains forment des « coalitions de volontaires » pour soutenir leurs actions.

Source: John Price, "Ce que nous a appris Herbert Norman, historien du Japon, diplomate canadien," 28 août 2007

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