Le point de vue d’une anthropologiste (tiré du livre Wealth Woman and Frogs among the Tagish Indians)

La version des Blancs

Les nombreux auteurs qui ont écrit sur l’événement s’entendent tous sur deux points : que l’or a été découvert dans le ruisseau et que les Indiens Jim et Charlie ont tous deux fait fortune. Cependant, les récits varient grandement en ce qui concerne tous les autres éléments de l’histoire tels que l’identité du premier découvreur d’or et les circonstances de la découverte. Les Indiens qui y ont participé sont généralement désignés par le terme péjoratif « Sauvages » et sont plus ou moins éclipsés de l’histoire. Pour autant que je sache, seul Marius Barbeau a écrit sur certaines traditions autochtones liées à l’événement, qu’il a apprises d’un Tsimshian qui, lui, les tenait d’un Tlingit de la côte. En fait, les Indiens qui ont découvert l’or étaient tagish, et dans leur récit de la découverte, ce que nous appelons généralement « mythe » se mêle à l’histoire afin d’illustrer un peu le comportement social des Tagish.

La version des Indiens

Environ une centaine de Tagish vivent actuellement sur le cours supérieur du fleuve Yukon. Parlant à l’origine l’athabascan, ils commencèrent, durant le 19e siècle, à utiliser le langage tlingit des Indiens Chilkat et Chilkoot qui vivaient le long de la côte et avec qui ils avaient développé un important réseau de traite des fourrures, après la quasi-extinction de la loutre de mer du Pacifique Nord. C’étaient sans conteste les Tlingit de la côte qui avaient le gros bout du bâton dans ce commerce. Ils interdisaient aux Tagish de l’intérieur, dont le mode de vie nomade était exigeant, de traverser les cols de montagne pour se rendre sur la côte où ils auraient pu négocier directement avec les commerçants blancs. En fait, les Tlingit gardaient si jalousement leur position d’intermédiaire que jusque vers la fin du siècle, ils avaient réussi à garder tous les prospecteurs et négociants blancs hors du territoire tagish, exploitant au maximum tant les Tagish que les autres Indiens de l’intérieur. Il y eut des mariages entre tribus, en grande partie dans le but de favoriser les transactions économiques, mais en général, les deux groupes ne se voyaient que lorsque les Tlingit venaient à l’intérieur du pays, lors de leurs voyages de traite annuels. Avant que le blocus tinglit commence à s'assouplir quelque peu, les Tagish avaient toutefois adopté le système matrilinéaire tlingit [?] et ils avaient même construit deux maisons de lignage sur le lac Tagish. L’une appartenait à la tribu des T’uq’weydi qui constituaient le lignage des Corneilles (Corbeaux); l’autre abritait les dAq’luweydi, du lignage des Loups.

Skookum Jim et Dawson Charlie étaient tous deux dAq’luweydi, et le chef actuel de la tribu dAq’luweydi est Patsy Henderson, le frère cadet de Charlie. Patsy est aussi allé au Klondyke, et malgré qu’il n’ait pas été présent lorsque l’or a été découvert, il avait l’habitude d'« entretenir » les touristes au sujet de la découverte. Lors de ces discussions publiques, il n’a cependant jamais parlé des faits importants qui avaient annoncé l’événement.

Avant 1898, alors que Patsy n’avait environ que douze ans, lui et Charlie partirent à la chasse aux mouflons avec leur oncle Jim. Le soir venu, ils campèrent sur le bord du lac Bennett près de la gare actuelle. Transis et trempés d’avoir contré un fort vent et les vagues toute la journée, ils firent un gros feu de bois flotté puis, selon l’expression de Patsy :

« …on entend un bébé pleurer. Ce petit lac… on entend un bébé qui pleure au bout du lac. C’est pas réel, mais ça sonne comme des pleurs de bébé, “waa An, waa An”. » On l’entend deux fois. On se regarde.

– Tu l’entends aussi?

On n’a pas entendu parler de ttEnax xidAq (la Dame Richesse) à l’époque. Pas longtemps après, on l’entend encore, juste au milieu du lac, qui pleure. “waa An, waa An”.

Alors on se lève. Jim ouvre la marche, Charlie est derrière lui et moi, je suis le dernier. Il fait noir et on ne voit pas notre chemin. Au milieu du lac, j’entends les pleurs juste en face… je les entends clairement… comme de vrais pleurs de bébé. Eh bien, on… se rend presqu’au bout du lac, mais j’ai peur. Faut comprendre, je suis jeune. Jim et Charlie veulent savoir ce que c’est, mais j’ai peur, c’est pour ça que je suis pauvre (aujourd’hui). Tout près de l’extrémité sud du lac, on entend la voix près de nous. Là j’ai vraiment peur, comme si j’avais reçu une douche froide sur la tête. Je me mets à pleurer. J’ai peur de l’argent. Je suis pauvre aujourd’hui.

Jim est plus vieux, mais il n’a jamais entendu parler de ttEnax xidAq avant. On a tous peur quand je me mets à pleurer. On écoute, mais on n’entend plus rien ».

Après une nuit blanche, le groupe repart à l’aube pour Tagish où les autres restaient. « Les anciens nous disent que ça porte malchance (qu’on n’ait pas vu le bébé) et ils nous parlent de ttEnax xidAq. « Ça, c’est de la chance », qu’ils nous disent. Bien, deux ans plus tard, on a de la chance. On trouve de l’or dans le Klondyke. Jim trouve le plus d’argent que nous tous. Moi, j’en ai juste un peu…

Aujourd’hui, Patsy sait exactement ce qu’il faut faire quand on entend le bébé de la Dame Richesse pleurer. Il faut enlever tous les vêtements et articles de métal que vous avez sur vous, jeter de l’urine sur la femme et vous emparer de son enfant, refuser de le lui rendre tant que la mère ne vous aura pas griffé profondément de ses ongles dorés à quatre reprises et qu’elle n’aura pas déféqué quatre boules de couleur dorée. Celles-ci deviendront de l’or pur si vous rendez le bébé à la mère et faites ensuite les gestes rituels appropriés : par exemple garder le silence sur la rencontre, jeûner et se baigner pendant quatre jours tout en faisant des vœux spéciaux de richesse, etc. Par contre, à l’époque où Patsy a entendu le bébé, il n’a rien fait de tout cela. Au lieu de cela, il a pleuré, épouvanté. Son oncle Jim, au contraire, est parti à la recherche de l’enfant.

Probablement que cette initiative de Jim n’aurait jamais suffi en soi à mener à l’or du Klondyke. L’aide que Jim a reçue de la grenouille était tout aussi importante. Les huit récits qui racontent les relations de Jim avec la grenouille diffèrent tous, même si quatre des informateurs connaissaient bien Jim. L’essentiel de l’histoire repose sur le fait que lorsque Jim était sur la côte, il a pris pitié d’une grenouille prisonnière d’un puits sec. Jim était malade, mais ce soir-là, la grenouille reconnaissante est apparue et l’a guéri sur-le-champ. Elle a aussi amené Jim visiter sa maison, le menant à travers une série de pièces dorées, mais arrêtant net devant la quatrième et dernière où logeait son père. Une personne a dit que la grenouille avait l’apparence d’un homme, mais les autres l’ont décrite comme une femme aux cheveux blonds et aux yeux qui scintillaient comme des pépites d’or dans l’eau claire.

On raconte aussi que Jim a vu la même grenouille au moins trois autres fois. Une fois, alors qu’il était pris dans un blizzard, Jim a visité le peuple de grenouilles pour ce qui lui a semblé une seule journée, mais il a découvert à son retour qu’il avait en fait été parti pendant onze jours. Cela semble n’être qu’une autre version de sa première visite chez la grenouille. Plus tard, alors que lui et ses amis n’avaient rien mangé depuis quatre jours, la grenouille lui aurait indiqué où aller tuer un orignal, puis où trouver l’or de Bonanza. Quelques années après la ruée du Klondyke, la grenouille a également montré à Jim une lumière brillante près d’Atlin, C.-B., qui marquait l’emplacement d’encore plus d’or.

Nous n’avons nul besoin d’exposer ici toutes ces rencontres en détail. Nous en avons dit suffisamment pour suggérer que la Dame Richesse et une grenouille surnaturelle sont toutes deux partie intégrante de l’histoire du Klondyke telle que connue chez les Tagish. Qu’est-ce que cette histoire révèle de plus à propos des Tagish?

Source: Catharine McClellan, Le point de vue d’une anthropologiste (tiré du livre Wealth Woman and Frogs among the Tagish Indians), Anthropos 58 (1963): 121-4

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