À la recherche du bonanza

Bien que les premiers Blancs à mettre les pieds au Yukon – les explorateurs, les commerçants de fourrures et les missionnaires – laissent leur marque sur cette contrée, elle est généralement modérée et discrète puisqu’ils modifient mais ne changent pas radicalement l’économie, l’apparence ou l’équilibre racial du Yukon. Ce sont les mineurs qui changent irrévocablement la face de ce pays et qui l’entraînent dans l’orbite des développements et des technologies du monde moderne. Aucun évènement dans l’histoire de l’hémisphère occidental n’a autant perturbé les sociétés autochtones ou n’a agi comme un aimant aussi puissant pour attirer les hommes dans des territoires nouveaux et étranges que la perspective de découvrir de l’or. C’est ce qui est arrivé au Mexique au début du seizième siècle, en Californie dans les années 1840 et, à bien moins grande échelle, au Yukon à la fin du dix-neuvième siècle.

La grande découverte d’or au Yukon en 1896 n’est pas survenue par hasard. Il semble simpliste de dire cela, mais les découvertes d’or sont rarement fortuites; les gens ne tombent pas dessus en sortant faire une promenade. Pour trouver de l’or, il faut le chercher. Comme c’est le cas en Californie en 1849 et plus tard en Colombie-Britannique, de l’or est découvert au Yukon parce que des mineurs savent ou ont des raisons de croire qu’il y est et ils passent des années à le chercher. S’il y a de l’or dans les régions méridionale et centrale de la chaîne de montagnes de l’ouest, pourquoi n’y en aurait-il pas également dans la région septentrionale?

En 1872, trois hommes viennent explorer le potentiel minier de la partie supérieure de la vallée du Yukon. Leroy Napoleon McQuesten (qui préfère, on le comprendra, son surnom « Jack »), un garçon de ferme de la Nouvelle-Angleterre, participe à la ruée vers l’or de la Californie et plus tard prospecte les fleuves Fraser et Finlay dans le nord de la Colombie-Britannique. Pendant un certain temps, il travaille dans le nord pour la Compagnie de la Baie d’Husdon et apprend des stratégies de survie et de traite des fourrures qui lui servent bien lorsqu’il se retrouve au Yukon. Homme d’une nature bonne et généreuse, on le connaîtra plus tard comme le « père du Yukon ». Arthur Harper émigre du nord de l’Irlande alors qu’il est adolescent en 1832 et suit les ruées vers l’or à travers l’Amérique du Nord durant deux décennies. C’est Harper qui soutient qu’il doit y avoir de l’or dans la partie nord des Rocheuses puisqu’il y en avait beaucoup dans la partie sud. Alfred Mayo, un homme maigre et nerveux, est un ancien acrobate de cirque du Kentucky. C'est un farceur et il est porté, comme les deux autres, par une soif de découverte et d’aventure.

Alors qu’ils se trouvent encore dans le sud, les trois hommes apprennent d’un homme ayant travaillé à Fort Youcon qu'il y avait dans le nord des rumeurs à propos d’or. Des histoires circulent parmi les marchands de fourrures depuis les années 1850 selon lesquelles il y aurait de l’or dans les affluents du fleuve Yukon. Un des employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson écrit à sa famille en 1864 que de grandes quantités d’or ont été trouvées en amont du fleuve, mais pour une raison quelconque, il ne cherche pas à approfondir le sujet. C’est ainsi que, lorsque les trois hommes arrivent au Yukon en 1872 par les rivières Bell et Porcupine, il flotte dans l’air comme une odeur d’or. McQuesten racontera plus tard une histoire qu’il avait entendue au sujet d’une des premières découvertes :

Un des dirigeants [de la Compagnie de la Baie d’Hudson] qui était arrivé par le vapeur a lavé un bocal de sable près de Fort Yukon et il a trouvé environ une cuillerée à thé d’une substance jaune au fond de sa batée et il l’a rejetée en se disant qu’il ne permettrait pas aux hommes de voir cela, car ils auraient tous voulu quitter le vapeur… à voir comment il a agi en essayant de le cacher aux autres hommes, il a supposé que c’était de l’or…

En 1873, alors que Harper cherche de l’or dans la région de Tanana en Alaska, McQuesten et Mayo acceptent de travailler pour Moise Mercier, de l’Alaska Commercial Company, la plus grande compagnie du côté américain du 141e méridien. À l’été de 1874, Mercier et McQuesten partent de St. Michael à bord du vapeur de la compagnie et remontent le fleuve Yukon, passent les postes de la compagnie sur le fleuve et traversent du côté canadien da la vallée. Six milles en aval du confluent de la rivière Klondike et du fleuve Yukon, près du village indien de Nuklako, les hommes bâtissent Fort Reliance, la première colonie dans ce qui allait devenir le pays de l’or. Le poste a pour but d’écourter le trajet que doivent parcourir les Hans afin de traiter au poste situé plus bas sur le Yukon. McQuesten et son assistant, Frank Bonfield, engagent des habitants de l’endroit pour transporter des billots pour la construction du poste et pour chasser et sécher du gibier pour l’hiver. Un dessin schématique fait par un artiste de l’endroit en 1884 montre les bâtiments – six en tout – regroupés au bord du fleuve, leurs toits en bois rond recouverts de bardeaux d’écorce de bouleau.

Fort Reliance connaît un succès instantané. Les marchands de fourrures ont amplement de viande, vivent dans des résidences sécuritaires et avant le printemps de 1875, ils ont échangé tous leurs biens aux amérindiens contre des fourrures. Cette année-là, Mayo les rejoint et ils prennent le contrôle de la traite dans la partie supérieure de la vallée du Yukon au nom de l’Alaska Commercial Company, travaillant à la commission. Plus tard, ils établissent d’autres postes dans la région, mais Fort Reliance devient le centre névralgique de la région et le point de repère pour nommer les nouvelles communautés en fonction de la distance qui les en sépare : Fortymile est situé à quarante milles en aval et la rivière Sixtymile à soixante milles en amont.

Mais McQuesten, Bonfield, Harper et Mayo sont essentiellement des mineurs qui s’étaient tournés vers la traite pour gagner leur vie, et lorsque des rumeurs de filon d’or parviennent jusqu’à eux, ils tendent l’oreille avec enthousiasme. Même s’ils n’ont pas personnellement trouvé d’or, ils ont déjà mis en place un réseau de soutien pour venir en aide aux mineurs qui arrivent. Une des principales caractéristiques est la « commandite », un système où les marchands fournissent à crédit les provisions et l’équipement dont les prospecteurs ont besoin pour une saison de travail. La confiance que nécessite cet arrangement est une qualité essentielle de la société yukonnaise à l’époque.

Au début des années 1870, d’attrayantes traces d’or sont trouvées dans la vallée du Yukon et des histoires de découvertes d’or circulent parmi les hommes de la région. McQuesten raconte que « Harper et compagnie… avaient beaucoup prospecté... trouvé de l’or dans tous les ruisseaux... mais rien de payant ». Et puis, « M. Rob Bear avait en sa possession environ trente dollars d’or grossier qu’un Indien du nom de Larieson lui avait donné ». À l’automne de 1878, McQuesten se rend à la rivière Sixtymile et « trouve de l’or en petite quantité sur presque toutes les barres – j’ai trouvé un endroit où un homme pourrait gagner de 6 $ à 8 $ par jour, mais pas assez étendu pour y installer des sluices. »

Le premier homme à trouver assez d’or dans le fleuve Yukon pour susciter un certain intérêt en dehors du pays est probablement George Holt qui, en 1878, avait aussi eu le mérite, en compagnie de son équipe, d’être le premier homme blanc à traverser le col Chilkoot ou le col White – on ne sait pas exactement quel chemin il a emprunté. Cette épreuve avait demandé du courage et de l’endurance, puisque le peuple tlingit (Chilkat) de la région tenait jalousement à ses droits territoriaux; les Chilkats avaient bien gagné leur vie durant des années à servir d’intermédiaires entre les commerçants de la côte et les autochtones habitant l’intérieur des terres, ils n’étaient pas très enthousiastes à l’idée que des étrangers viennent explorer leurs routes commerciales. Toutefois, Holt a réussi, on ne sait comment, à les contourner et à atteindre le cours supérieur du fleuve Yukon…

La route qui traverse les cols devient « la route de l'homme pauvre» puisque ce trajet est beaucoup plus court, et donc moins cher, que la longue remontée du fleuve en vapeur à partir de St. Michael ou que la traversée des montagnes à partir de Fort McPherson. À partir du moment où Holt parcourt ce trajet, un petit nombre d’hommes commence à passer par les cols chaque printemps, plusieurs d’entre eux prospectant la vallée du Yukon pendant l’été seulement avant de repartir vers le monde extérieur par le fleuve. Quelques-uns, par contre, restent plus d’un été dans le nord; on estime qu’en 1882 environ cinquante hommes blancs passent l’hiver dans la région.

Cette année-là, un autre groupe de mineurs atteint Fort Reliance via le col Chilkoot. Parmi eux se trouve un Canadien français du nom de Joseph Ladue, qui jouera plus tard un rôle important dans la ruée vers l’or. Ladue et ses compagnons passent l’hiver de 1882-1883 à Fort Reliance, et, afin de se tenir occupés durant l’hiver, expérimentent une nouvelle technique d’extraction. Durant l’hiver, il est impossible de voir si le sol contient ou non de l’or, puisqu’il est complètement gelé. Ladue et les autres essaient d’allumer des feux sur le sol et d’enlever la boue lorsque la terre dégèle. Ce procédé fonctionne bien au départ, mais après avoir passé trois jours dans un trou de dix pieds qui se remplit soudainement d’eau, ils abandonnent.

Le petit groupe de mineurs passe la plupart de ses soirées dans le magasin de Fort Reliance à parler et à jouer aux cartes avec Jack McQuesten. Un soir, ils décident que, puisqu’il y aura tôt ou tard une ruée vers l’or et qu’il n’y a pas d’autorités officielles dans le district, ils devraient établir eux-mêmes des lois afin de faire régner l’ordre lors de la ruée. Empruntant les traditions établies en Californie et ailleurs, ils rédigent un ensemble de lois minières qui établit la taille des concessions, les règlements permettant de les jalonner et autres questions d’intérêt minier. McQuesten est choisi comme premier registraire minier.

L’année 1885 marque le début de l’ère minière, puisque c’est cette année-là qu’un petit groupe de prospecteurs trouve sur la rivière Stewart une petite mais attrayante quantité d’or – d’une valeur de plusieurs milliers de dollars – assez pour stimuler l’intérêt dans la région. Ils utilisent la technique d’exploitation des barres – laver à la batée le sable des barres de tous les cours d’eau. Moins d’un an plus tard, ils sont deux cents hommes à hiverner dans la partie supérieure de la vallée du Yukon. À l’été de 1885, Jack McQuesten, convaincu qu’il est possible de faire plus d’argent en fournissant les mineurs qu’en s’occupant seulement de la traditionnelle traite des fourrures, se rend à San Francisco pour persuader les dirigeants de l’Alaska Commercial Company de changer leur politique pour passer du troc de fourrures avec les Indiens à l’approvisionnement des mineurs. Il retourne à Fort Reliance cet automne-là avec cinquante tonnes d’équipement minier. L’année suivante, lui et Harper déménagent leur poste de Fort Reliance à Fort Nelson, sur la rivière Stewart. La traite avec les autochtones est alors rapidement supplantée par l’activité commerciale entourant la recherche d’or; l’époque de la traite est révolue et l’époque minière prend son essor.

Après 1885, le nombre d’hommes à la recherche d’or dans la vallée du Yukon augmente. Il y a aussi quelques femmes blanches, car certains mineurs emmènent leur femme avec eux. Des deux cents habitants qu’ils étaient en 1885, ils passent à environ mille en 1894, trois ans avant que la plupart des Nord-Américains aient même entendu parler de l’endroit. La majorité de ces hommes sont des mineurs d’expérience – des hommes qui avaient auparavant participé aux ruées de la Californie, du Nevada, du Colorado ou de la Colombie-Britannique. Il ne s’agit pas de blancs-becs ou d’idéalistes, mais d’hommes qui ne prennent pas de risques inutiles – bien peu voyagent au cours de l’hiver et ils hivernent près des postes de traite dans la mesure du possible afin d’éviter les risques de famine. La vie dans le nord n’est pas facile et les chances de faire fortune sont minces, mais la vie dans les usines du dix-neuvième siècle, en pleine révolution industrielle américaine, n’est pas beaucoup plus facile et les chances d’y faire fortune sont pratiquement nulles. L’exploitation aurifère, pour plusieurs de ces hommes, représente une solution au travail mal rémunéré et leur permet d’échapper aux usines, comme la colonisation de l’ouest l’a permis à d’autres – à la différence que les chercheurs d’or deviennent parfois riches et que les fermiers le deviennent rarement.

Ces mineurs-là ne sont pas les chercheurs d’or gourmands et presque fous qui viendront plus tard lors de la ruée vers l’or, mais des hommes pragmatiques qui pèsent leurs chances, qui recherchent les occasions favorables et qui travaillent patiemment en attendant de découvrir le filon. Ils forment une population constamment en mouvement; puisqu’ils ne possèdent rien d’autre que leur équipement minier et leurs effets personnels, ils peuvent facilement se déplacer d’un endroit à l’autre. Walter H. Pierce en est l’exemple parfait. Pierce a travaillé dans les champs aurifères du Colorado, de l’Idaho et du district de Cassiar en Colombie-Britannique avant de franchir le col Chilkoot en 1884. Lui et ses compagnons construisent un bateau dans le cours supérieur du Yukon, puis passent l’été à descendre le fleuve en lavant à la batée le gravier des barres sableuses à l’embouchure des ruisseaux qui alimentent le fleuve. À certains endroits, ils récoltent plus de 25 $ par jour, plus de dix fois ce que gagnent en moyenne les ouvriers de l’époque. À d’autres endroits, ils ne trouvent que des traces. Dans tous les cas, l’or dans les barres sableuses finit par être épuisé puisqu’il n’est jamais en très grande quantité et les mineurs se déplacent donc constamment. À l’automne, ils rebroussent chemin et hivernent à Juneau. L’année suivante, Pierce et ses compagnons reviennent, cette fois avec assez de provisions pour dix-huit mois. Ils passent encore l’été sur le Yukon et ses affluents, examinant « les ruisseaux à l’air prometteur, restant parfois une semaine au même endroit ». Lorsque c’est nécessaire, ils construisent des canots ou des radeaux et remontent les affluents qui semblent prometteurs. Ils voyagent léger, vivent de la terre et trouvent des traces d’or presque partout, mais jamais en quantité importante. Ils passent un dur hiver : en 1885-1886, deux membres du groupe meurent du scorbut et, au printemps, Pierce et les autres survivants se dirigent vers le sud. L’un des premiers pionniers de la région, Pierce subit le même sort que bien des hommes qui mènent la vie libre et irrégulière des mineurs : à son retour à Juneau, à l’automne de 1886, il est accusé du meurtre d’une danseuse. Il est acquitté, mais meurt quatre ans plus tard de la tuberculose, alors qu’il est encore dans la trentaine.

En 1886, on fait la première découverte importante d’or dans la région. Harry Madison et Howard Franklin, deux des partenaires initiaux de Joe Ladue en 1882, descendent le fleuve Yukon sur une distance de quarante milles à partir de Fort Reliance jusqu’à l’embouchure de la rivière Fortymile, puis font remonter leur bateau à l’aide de perches sur trente-trois milles. Cela les mène vers l’ouest, de l’autre côté du 141e méridien en Alaska, bien qu’ils ne savent probablement pas qu’ils entrent en territoire américain et qu’ils ne s’en soucient pas non plus. Après avoir quelque peu prospecté, ils trouvent un riche dépôt d’or placérien à grain grossier. De nouveau, les trois marchands – McQuesten, Harper et Mayo – déménagent le siège de leurs opérations, cette fois de la rivière Stewart vers l’embouchure de la rivière Fortymile. Même si le poste de la Stewart reste ouvert, la majeure partie des activités se transporte maintenant à la nouvelle colonie de Fortymile, qui, même si la découverte en amont est située aux États-Unis, se trouve au Canada en raison d’une erreur géographique. Fortymile devient la première ville permanente de la portion canadienne de la vallée du Yukon et demeure un centre d’activité avant d’être en grande partie abandonnée après la découverte de 1896.

La nouvelle de la découverte dans le district de Fortymile attire encore plus de mineurs au Yukon et à l’hiver de 1886-1887, à peu près cinq cents hommes y passent l’hiver, surtout aux environs de l’endroit où a été faite la nouvelle découverte. C’est au cours de cette période que des observateurs bienveillants (surtout les missionnaires de l’endroit) commencent à comprendre ce que l’époque minière réserve aux autochtones de la région. Au début, l’arrivée des mineurs apporte une certaine prospérité aux Indiens, puisque quelques-uns sont engagés comme porteurs et journaliers. Mais les impacts à long terme sont presque tous négatifs pour eux. La Compagnie de la Baie d’Hudson avait toujours interdit les boissons alcoolisées comme article de troc dans la région. Mais les mineurs, eux, veulent de l’alcool; ils en importent donc ou en fabriquent eux-mêmes, en plus de n’avoir aucun remords à enseigner l’art de la distillation aux autochtones.

Source: K.S. Coates and W.R. Morrison, Land of the Midnight Sun: A History of the Yukon (Montreal: McGill-Queen's University Press, 2005), 49-56

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