« Jérôme » : l’inconnu de Clare

« JÉRÔME »

L’inconnu de Clare

– par Blauveldt –

Les pages de l’Histoire contiennent plusieurs récits, certains purement romantiques et d’autres plus ou moins horribles, d’hommes dont on ne connaît que peu ou pas de choses au sujet de l’origine, de l’identité ou du destin. « Robin des bois », « l’Homme au masque de fer », « Don Juan d’Autriche » et « Fighting Mac » ne sont que quelques-uns des personnages qui nous viennent à l’esprit. À propos de la plupart d’entre eux, il existe au moins des preuves historiques succinctes de leur passé ou une base raisonnable permettant d’établir une conjecture judicieuse. Par contre, en ce qui concerne l’origine ou l’identité de cet étrange et silencieux personnage que nous ne connaissons que sous le nom de « Jérôme », aucun fait n’a jamais été et ne sera jamais dûment attesté. Cent ans plus tard, et une cinquantaine d’années passées parmi nous, rien n’a pu faire la lumière sur le secret de ses origines, sur la raison de son horrible amputation, sur le motif pour lequel il a été abandonné sur une côte étrangère, ou encore sur son silence résolu. Après des recherches soutenues et intensives menées sur une période de plus de 25 ans, force nous est d’admettre que nous n’en savons pas beaucoup plus sur ce mystérieux personnage qu’avant d’entreprendre ces recherches.

BATEAU ÉTRANGER

C’était durant l’été de 1864. Un gros bateau, comme on n’en avait jamais vu avant et comme on n’en a plus vu par la suite dans ces eaux, mais que les résidants de la côte ont pris pour un navire de guerre étranger ou, possiblement, un bateau pirate, a été aperçu dans la baie de Fundy, à proximité du rivage de l’isthme de Digby.

CORPS D’UN HOMME

Le lendemain matin, un certain M. Albright, qui se rendait sur la plage pour y ramasser du varech, a été surpris de découvrir, gisant juste au-dessus de la ligne des eaux, le corps recroquevillé d’un homme, dont les deux jambes venaient d’être amputées aux genoux. On a transporté le pauvre homme jusqu’à la maison d’un dénommé M. Gidney, à Mink Cove, où il a repris conscience, mais pour des raisons connues seulement de lui-même et, peut-être, de ceux qui l’avaient débarqué sur le rivage, il refusait catégoriquement de parler ou de raconter quoi que ce soit sur lui, sauf pour émettre un son qui ressemblait à « Jérôme ». Bien entendu, cela aurait aussi bien pu être « Guillaume » ou une variante de « Johan », ou même de « Jaime ». Mais, quoi qu’il ait dit, on l’a toujours connu sous le nom de « Jérôme » et c’est ainsi que l’on continue à le désigner.

À METEGHAN

Déduisant, à son apparence étrangère et à l’expression qu’il prenait lorsqu’on parlait français en sa présence, que Jérôme était probablement Français, on l’a amené à Meteghan, où il a été accueilli sous le toit de John Nicholas, un Corse qui parlait plusieurs langues européennes.

Son visage et ses manières laissaient croire qu’il était Français ou Italien; et lorsqu’il s’adressait à lui dans ces deux langues, Nicholas était convaincu qu’il les comprenait et qu’il savait aussi les parler.

IL NE PARLAIT PAS

Mais en plus de 50 ans sur le rivage de la baie, ce n’était que lorsqu’il était pris au dépourvu que « Jérôme » osait parler, sauf en présence des jeunes enfants avec qui il a toujours entretenu une amitié qui faisait pitié à voir. Une fois, lorsqu’on lui a demandé soudainement d’où il venait, il a répondu « Trieste » et, à un autre moment, il a révélé que le nom de son bateau était « Colombo ». Une autre fois encore, on raconte qu’il aurait exprimé sa colère dans un anglais parfait. Il était toujours sur ses gardes avec les adultes. Il refusait avec arrogance les cadeaux que lui apportaient les visiteurs et lorsqu’il était froissé, il allait se refugier derrière le poêle et de là, émettait des sons effrayants qui ressemblaient à ceux d’un animal furieux. Et il avait une autre drôle de manie : il tenait des livres, des magazines et des journaux à l’envers en prétendant ne pas savoir lire, mais, quand il se pensait à l’abri des regards, il se laissait entièrement absorber. Et, ce qui est très significatif, il lisait avec autant de facilité l’anglais, le français, l’italien et deux ou trois autre langues étrangères.

À SAINT-ALPHONSE

Après sept ans chez Nicholas, il est allé habiter à Saint-Alphonse de Clare avec la famille de William Comeau, avec laquelle il est demeuré jusqu’à la fin de ses jours. Le gouvernement de la province versait une petite rente pour l’entretenir. L’incident qui suit prouve que « Jérôme » était parfaitement capable de parler, ce qui rend encore plus étrange le mystère entourant sa nationalité, ses origines et les raisons pour lesquelles il avait été mutilé et abandonné.

DEUX FEMMES MYSTÉRIEUSES

L’auteur, qui s’intéressait à cette étrange histoire depuis plusieurs années, avait entendu parler de la visite mystérieuse que deux femmes auraient rendue à « Jérôme » et un jour, s’est rendu sur la côte pour faire la lumière sur l’affaire. Plusieurs années s’étaient écoulées et très peu de gens dans la région se souvenaient du vieil homme, donc nous n’avons pu apprendre grand-chose. De retour à Yarmouth cette nuit-là, la première personne que nous avons rencontrée fut feu le Major George Blackadar. Nous avons été vaguement surpris que les premiers mots du Major soient, « Qu’est-ce que vous savez au sujet de “Jérôme”? » et « Avez-vous déjà entendu parler des femmes qui sont venues le voir? » Puis, le Major Blackadar, qui est né et a grandi sur la côte, a raconté que non seulement cet incident était vrai, mais qu’il pouvait en garantir personnellement la véracité parce qu’il était présent lors de la visite et qu’il les avait vues. Il semble que, lorsqu’il était jeune, le Major avait l’habitude d’apporter au mystérieux « Jérôme » de petits poudings aux fruits et des bonbons du magasin Blackadar. Cette fois-là, comme il arrivait chez les Comeau, deux étranges femmes sortaient de la maison. Il est entré et la famille, tout excitée, lui a dit qu’elles étaient venues voir « Jérôme », l’avaient entraîné dans une autre pièce et qu’il y avait eu une longue conversation, à laquelle il avait participé pleinement et au cours de laquelle il avait été très éloquent. Naturellement, les Comeau avaient tout fait pour écouter à la porte et avaient entendu tout ce qui s’était dit. Mais ils conversaient dans une langue étrangère, qu’ils ne comprenaient pas et le mystère était demeuré entier.

UN HOMME DE HAUT RANG

Plusieurs signes indiquent que « Jérôme » était issu d’une famille de classe supérieure et qu’il était probablement un officier d’un certain rang de la marine ou de l’armée. Son apparence générale et sa connaissance évidente de plusieurs langues européennes, nous amènent à cette conclusion. Et l’on raconte que lorsqu’il a été retrouvé, il était vêtu de serge bleue de qualité supérieure, dont tous les boutons, badges et autres éléments d’identification avaient été enlevés. Sa chemise et ses sous-vêtements étaient aussi taillés dans le meilleur matériel. Ses manières quelque peu raffinées, son appréciation de la belle musique ainsi que sa fierté et sa dignité personnelles qui étaient évidentes, tout semblait indiquer qu’il avait des origines hors du commun. Et puis il y a ce demi-siècle de silence. Aucun homme ordinaire, blessé dans quelque accident banal, ou même laissé sur un rivage par ses semblables, n’aurait pu détenir un secret qui eût requis de le taire ainsi. De toute évidence, il connaissait une information ou un secret d’une importance extrêmement grave, si bien qu’il ne pouvait tout simplement pas révéler le moindre détail à son sujet. S’il était catholique, protestant ou païen – s’il a révélé quelque chose au curé du village, personne ne l’a jamais su. Le seul indice à cet effet est qu’à sa mort, il a été enterré dans le cimetière catholique de Meteghan. Peut-être était-il de sang royal ou noble ou du moins était-il un officier de haut rang d’une cour européenne, qui avait été impliqué dans une révolution de palais ou dans quelque intrigue internationale, et que son « silence » devait être imposé à tout prix. Il est possible que les deux femmes qui sont venues le visiter aient trempé dans les mêmes incidents; ou qu’elles aient été envoyées par une ambassade ou un consulat quelque part aux États-Unis pour rendre compte de l’homme et de sa situation en ce pays étranger.

D’HUMEUR IMPRÉVISIBLE

Doté d’un physique splendide, « Jérôme » se déplaçait plutôt aisément sur ses moignons et il était un personnage familier le long de la côte. D’humeur quelque peu imprévisible, il semblait être sujet à des épisodes de remords ou de désespoir intenses et entrait dans des colères furieuses mais de courte durée à la moindre petite provocation. Seul le mot de « forban » (pirate) provoquait une rage qui était de plus longue durée qui durait chaque fois des jours. Somme toute, il a été apprécié et bien soigné par les aimables Acadiens, pour qui il était un « pauvre petit » touché par la grâce de Dieu et digne de sollicitude et de soins spéciaux.

SANS VOIX

Pendant les dernières années de sa vie, il semble que ses cordes vocales inutilisées depuis trop longtemps se soient atrophiées car, bien qu’il ait semblé à quelques reprises vouloir rompre son long silence, il n’en était plus du tout capable. Enfin, en 1908, cet homme mystérieux – qu’il ait été un bon ou un vilain pirate ou encore une victime – venu en Acadie d’un pays inconnu, est parti vers un monde tout aussi inconnu et mystérieux, emportant avec lui le secret qu’il avait gardé si précieusement et avec tant de détermination pendant toutes ces années.

Source: Blauveldt, "« Jérôme » : l’inconnu de Clare," The Vangard, 7 décembre 1966.

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