L’histoire de Jérôme a été si souvent écrite qu’elle est bien connue non seulement en Nouvelle-Écosse, mais aussi à l’étranger. Toutefois, la version des faits qu’on m’a relatée à Sandy Cove diffère à certains égards de l’histoire généralement racontée et c’est pour cette raison qu’elle devrait être consignée. Sans suggérer l’intervention d’éléments surnaturels, l’histoire demeure un des grands mystères de la mer de cette province. Pour cet évènement, nous nous transportons donc à l’isthme de Digby, une pointe de terre qui s’étire au-delà des terres du comté de Digby comme un long doigt. Il s’agit d’un de nos plus beaux endroits, particulièrement là où se trouve Sandy Cove. L’endroit est entouré de petites collines dont les flancs parsemés de bâtiments de fermes blancs créent une atmosphère paisible, accueillante et luxuriante, et il y a ici aussi des plages sablonneuses des deux côtés du village étroit.

Il y a plusieurs années, un homme appelé Martin Albright vivait près de la plage sablonneuse située à l’ouest du village. Sa maison ne comptait qu’une fenêtre et elle donnait sur la plage. En ce temps-là, il y avait beaucoup de loutres et il avait l’habitude de les regarder jouer sur la plage. Un matin, il s’est levé à la barre du jour et, comme à son habitude, a allumé un feu. Puis il s’est dirigé vers la fenêtre et a regardé à l’extérieur, comme il le faisait toujours en se levant le matin. Son regard a tout à coup été attiré par un objet mouvant qu’il a d’abord cru être une grosse loutre. Il est retourné à son feu, puis a préparé son déjeuner et, quand il a eu fini, il a regardé de nouveau à l’extérieur. Il a été surpris de constater que la chose n’avait pas bougé, alors il est sorti pour y voir de plus près. En s’approchant, il a été étonné de voir qu’il s’agissait d’un homme. En regardant de plus près, il a été horrifié de constater que celui-ci était impotent, puisque ses deux jambes avaient été amputées et qu’il avait été laissé sur la plage avec une bouteille d’eau et quelques morceaux de pain à sa portée. M. Albright lui a parlé, mais l’étranger n’a pas répondu, pas plus qu’il ne l’a fait pendant toutes les années où il a vécu en Nouvelle-Écosse. Tout ce qu’on a pu obtenir de lui, ce sont deux mots qui étaient peut-être « Colombo » et « Jérôme » et c’est par ce dernier nom qu’on le connaissait. L’amputation avait été pratiquée à mi-distance entre ses genoux et ses cuisses et avait été très bien effectuée pour l’époque.

M. Albright s’est précipité chez son ami M. Eldridge et lui a raconté son incroyable découverte. Ils ont rassemblé des hommes et l’ont transporté chez M. Albright où il est demeuré durant quelques années. Différentes personnes se sont occupé de lui par la suite, mais pas toujours de gaité de cœur. On se souvient de lui comme d’un homme qui pouvait avoir des accès de colère. Lors de ces épisodes, il refusait de manger ou de faire ce qu’on lui demandait. La seule personne envers qui il a démontré de l’affection était la fille de dix ans de M. Albright. Il semblait content lorsqu’elle s’approchait de lui. Il ne hochait jamais la tête et ne souriait jamais au passage des gens, mais il démontrait des signes de reconnaissance lorsqu’on était gentil avec lui. Il était capable de se nourrir lui-même et par sa façon de manger et ses autres habitudes, on pouvait constater qu’il avait reçu une bonne éducation. Il avait une tête de belle forme et l’air aristocrate, et des mains qui faisaient croire aux gens de Sandy Cove qu’il était de bonne famille. Les gens venaient de près comme de loin pour converser avec lui dans différentes langues, mais il ne voulait pas parler. Le seul indice qu’ils ont obtenu sur son passé a été déduit de sa réaction au cliquetis d’une chaîne. Il ne pouvait pas supporter ce son, qui le rendait très agressif. C’est à ce moment-là qu’il a prononcé quelque chose qui ressemblait à « Jérôme ».

Il y a encore à ce jour plusieurs hypothèses au sujet de Jérôme. D’où venait-il et pourquoi a-t-il été laissé sur la plage? À en juger par la qualité de ses vêtements et son apparence générale, les gens de Sandy Cove croyaient qu’il était de sang royal, quelqu’un qu’il avait été préférable, pour des raisons politiques, de faire disparaître. Il avait une bonne charpente et semblait originaire du centre de l’Europe, soit de l’Espagne ou de la Grèce. Peu après son arrivée, les gens se sont souvenus d’un étrange trois-mâts franc qui avait été aperçu le jour avant qu’on ne le découvre. Le bateau avait navigué de droite à gauche puis de haut en bas de la baie de Fundy. C’était un bateau pas très haut, de forme différente de celle de nos navires et d’une meilleure qualité, à ce qu’ils avaient pu voir à distance, et d’après sa silhouette, ils savaient qu’il était étranger. Ils ont aussi réfléchi à un autre fait qui pouvait ou non avoir eu de l’importance dans cette affaire. C’est que jusqu’à ce moment-là, des gens avaient l’habitude de venir à Ellsworth Island depuis Boston, mais ils ne sont plus jamais revenus après qu’on ait retrouvé Jérôme sur la plage.

Source: Helen Creighton, "Extrait de Bluenose Ghosts" in Bluenose Ghosts, (Halifax: Nimbus Publishing, 1994), 152-153. Notes: http://2006.nimbus.ca/NB0429.aspx

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