Jérôme

(Sandy Cove – Saint-Alphonse. N.-É.)
(1864.1912)

Il a fallu examiner sa bouche en pleine lumière
comme on regarderait le sabot d’un cheval,
tâté à la recherche d’une langue pendant qu’Albrite racontait
encore et encore comment il avait trouvé
cette créature qu’on ne savait nommer
appuyée contre une roche, la marée presque
rendue à l’endroit où ses pieds auraient dû se trouver.

Une carcasse amochée, amputée, couverte,
mais sèche, rêche, et comme il s’en approchait,
la créature s’est transformée en humain,
les jambes coupées aux genoux,
les moignons bien cousus, à côté de la créature
une boîte en fer blanc de biscuits et un tonnelet rempli d’eau
coincé dans une empreinte de soulier.

La créature était étendue sur le sofa où Albrite et Gidney
l’avaient déposée, elle les regardait, et dans l’espace
de ces quelques minutes, ils ont appris tout
ce qu’ils n’apprendraient jamais sur son passé,
presque rien, ce qu’elle avait fait, enduré,
le silence, rien que la douleur que ressent un nerf

une fois que ce qu’il devait desservir a été coupé.
Il dormait et mangeait ce qu’on lui donnait
et après quelques semaines il a émis un son
ou ils ont voulu l’entendre dire
ce nom qu’ils devaient lui donner,
Jérôme, c’est ce qu’ils ont entendu,
ou alors c’était l’agonie

qui s’échappait de lui en un son qu’ils ont retenu,
et il les a laissés s’en emparer. Ils l’ont amené
sur la côte des Français où il a vécu durant cinquante-huit ans
et n’a parlé que deux fois, lorsque quelqu’un
était assez près pour l’entendre : une année, il a murmuré
Trieste, son pays natal, et plus tard

un troisième nom, Colombo,
le bateau qui l’avait déclaré innocent ou
coupable, trahi ou traître, meurtrier ou
victime de ce qu’il avait commis
ou qu’il était contraint de cacher
en s’imposant le silence ainsi qu’à nous tous.

Source: Peter Sanger, "Jérôme," in The American Reel, (Unknown: Pottersfield Press, 1983), 31-32.

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