Madame Elisabeth Comeau

[ Morceaux de rouet attribué à Élisabeth Comeau, trouvés dans les murs de la maison de Dédier, 2002 ]

Morceaux de rouet attribué à Élisabeth Comeau, trouvés dans les murs de la maison de Dédier, 2002, Caroline-Isabelle Caron,

Le nom Jérôme constitue une partie intégrante du folklore de cette région acadienne du sud-ouest de la Nouvelle-Ecosse. Qui ne connaît pas l’histoire de cet être inconnu qui passe cinquante-huit ans parmi les nôtres sans jamais dévoiler son identité ? Ce jeune homme, revêtu d’un uniforme de qualité mais dépourvu de boutons ou de marques distinctives, les poches vides, les jambes amputées, est mystérieusement et cruellement déposé sur la plage de Sandy Cove près de Digby. Il est aussitôt accueilli par les gens de Clare avec qui il passe, dans un silence absolu, le reste de sa vie (1854 à 1912).

Cet infortuné, à peine âgé de vingt ans, soupçonné d’être un officier militaire d’origine européenne, passe quarante ans de sa vie silencieuse dans le foyer de Dédier et d’Elisabeth Comeau de Saint-Alphonse. Certes, il n’entend pas parler là de Milan, de Madrid, de Bordeaux, du Rhin, ni des Champs Elysées, mais il voit les fleurs des champs, les étoiles du firmament; il entend la cloche de l’église sonner l’angélus, les rires des enfants, les chants des oiseaux ; il jouit de l’arôme du pain en cuisson, du foin en fenaison, du ‘salange' ; de la mer ; en somme, il partage la vie simple d’une famille acadienne, unie par la prière et l’amour.

Au fil des ans, les chances de découvrir l’identité de Jérôme deviennent de plus en plus minces, alors sans s’arrêter au pourquoi, « Zabeth » se penche avec miséricorde sur cette détresse humaine.

Heureusement qu’à cette époque le dollar n’exerce pas la fascinante attirance qu’il a aujourd’hui ! Ne recevant que $104 par an (le maigre montant de vingt-huit cents par jour) du gouvernement fédéral pour l’entretien de Jérôme, ce n’est que par charité chrétienne envers un de ses semblables, qu’en témoignage d’affection pour le genre humain, qu’elle lui donne une chambre privée tout près du gros poêle à bois qui fournit la chaleur à toutes les pièces de sa maison, qu’elle s’occupe de son linge, sans l’aide d’une lessiveuse, qu’elle se charge de le nourrir et de pourvoir à tous ses besoins personnels, et tout cela sans jamais se faire dire merci ! Et Jérôme devient célèbre, tandis que l’histoire de Zabeth s’enterre dans l’obscurité !

Née le 22 août, baptisée le 24 août 1845 par le Père John Nugent, Elisabeth a pour parrain et marraine John Robichaud et Sophie Mayan. Ses parents, Cyrille Thibodeau et Marie Mayan, dit Maillet, sont tous deux du village de Saint-Martin. Leur propre foyer à l’Anse-à-l’Ours, village entre Meteghan et Saint-Alphonse, voit s’épanouir quatre enfants, Elisabeth, François, Charles Benjamin et John, de qui Elisabeth est la marraine. D’après les registres de la paroisse de Meteghan, « Dédier Comeau et Elisabeth Thibodeau, après avoir été dûment publiés et dispensés du 3ème degré de consanguinité, reçoivent la bénédiction nuptiale en présence d’Ambroise Comeau et de Marin Saulnier, le 11 novembre 1862 ». Zabeth n’a que dix-sept ans lorsqu’elle déménage à Saint-Alphonse dans la maison imposante que Dédier, fils de Marin Comeau et de Madeleine Maillet, lui a préparée. A peine dix ans plus tard, Jérôme s’intègre à ce ménage, ajoutant ainsi au travail domestique déjà lourd, puisque la maisonnée compte maintenant cinq enfants en bas âge : François Anthanse, Marie Agnes, Marie Marguerite, Joseph et Marie Madeleine. Ce n’est pas toujours facile pour Zabeth qui doit désormais se résigner à cette vie commune. Huit autres enfants naissent de son mariage : Adrien Nicholas, Marie, Jean-Louis William, Marie Anne, Enos Jean, Stéphane Edmond, Charles et Marie Aimée. Dans tout cela, cette courageuse femme tient tête ! Grosse et courte, les cheveux noirs peignés en chignon derrière la tête, elle a l’air d’une boule roulante lorsque, revêtue de son grand rabat noir (une mante populaire chez les femmes de l’époque), elle marche à toute vitesse faire ses petites visites quotidiennes aux voisins.

Zabeth mène une vie simple et humble. Néanmoins, elle reçoit le plus grand honneur qui puisse être accordé à une maman acadienne, celui de donner un fils à l’église catholique. Son fils, Enos Jean, né le 10 juillet 1880, est ordonné prêtre en 1906. C’est pour elle une grande joie, mais elle connaît aussi des douloureuses épreuves, car trois de ses enfants meurent en bas âge.

La maison « chez Dédier » sert d’arrêt-de-poste, et tous les jours les voyageurs qui utilisent ce moyen de transport entrent dans sa grande cuisine sous prétexte de se détendre et de se réchauffer, mais en réalité c’est pour jeter un coup d’oeil sur le pensionnaire mystérieux. Plusieurs offrent à Jérôme des bonbons, des fruits, ce qu’il accepte, mais les pièces de monnaie il refuse carrément ! Zabeth, qui est tenue à de strictes économies, organise une petite boîte pour ramasser ces dons minimes ; c’est avec les cinq et les dix sous ainsi recueillis qu’elle réussit à fournir à Jérôme les habits et les draps dont il a besoin.

Lorsque son mari la laisse veuve, elle invite immédiatement son fils William (1876-1949), établi aux Etats-Unis, à venir s’installer plus près d’elle. En 1912, Jérôme tombe malade à son tour. Zabeth, dame profondément pieuse, veut à tout prix que l’inconnu soit «enterré catholique». Elle convoque aussitôt Monseigneur Alphonse Benoît Côte, P.D., de la paroisse de Meteghan. Celui-ci administre à la fois les sacrements de Baptême et d’Extrême-Onction. Avant d’expirer, Jérôme s’efforce de parler, sans doute pour exprimer sa reconnaissance à Zabeth, mais ses cordes vocales, si longtemps inutilisées, ne savent plus fonctionner. Jérôme meurt sans dévoiler son identité et sans remercier sa bienfaitrice. Son oeuvre de miséricorde terminée, Zabeth passée ses dernières années avec son fils William à Saint-Alphonse et ensuite avec sa fille Marguerite au Petit-Ruisseau.

Les petits-enfants de Zabeth se rappellent son air empressé ! Ils parlent de sa grande bonté envers tout le monde. A cette époque les grands-mères n’ont pas recours au magasin pour des bonbons ou des friandises quelconques à offrir en signe d’amour aux petits. Zabeth, voulant se montrer une grand-mère aimante en dépit de son budget limité, offre aux siens, à toute heure de la journée, des crêpes dorées, croustillantes et délicieuses. Son expression favorite : « Gâtre de foutte ! Si j’vous attrape j’vous réchauffe les fesses ! » Et lorsqu’elle les attrape elle enlève la chaussure de son pied et s’en sert pour leur frapper les fesses ! Le plus amusant c’est qu’elle chausse toujours des pantoufles ! Assise à son petit rouet, filant la laine et l’écharpissure ou bien tricotant des bas à vendre, son travail devient une détente bien agréable.

On peut dire que Zabeth annonce de façon concrète le message évangélique :

« J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger,
J’ai eu soif et vous m’avez donné à boire,
J’étais un étranger et vous m’avez accueilli… »

[Matthieu 25, 35-36]

Je ne sais lui faire un meilleur éloge.

Source: Edith (Comeau) Tufts, "Madame Elisabeth Comeau" in Acadiennes de Clare, (Clare: , 1977), 32-33.

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