L’histoire de Jérôme réimprimée sur demande

Par Benoit Jeddry
(Réimprimée sur demande)

Saint-Alphonse — Les pages de l’Histoire du monde contiennent plusieurs histoires romantiques d’hommes dont on ne connaît que peu ou pas de choses concernant leur origine, leur identité ou leur destin.

« Robin des bois », « l’Homme au masque de fer » et « Fighting Mac » ne sont que quelques-uns qui nous viennent à l’esprit. Et à propos de chacun d’eux, il existe des faits historiques, du moins des raisons suffisantes pour fournir une explication raisonnable.

Par contre, en ce qui concerne cet étrange, silencieux et pitoyable personnage laissé sur le rivage du comté de Digby, que nous connaissons sous le nom de « Jérôme », aucun fait n’a jamais été dûment attesté. Cent ans plus tard – dont quarante passés parmi nous – rien n’a pu faire la lumière sur le secret de ses origines, sur la raison de son horrible amputation, sur le motif pour lequel il a été abandonné sur une côte ou encore sur les décennies pendant lesquelles il a résolument gardé le silence.

Alors que le soleil se levait sur ce matin d’octobre il y a un siècle, Albright, un pêcheur, a regardé par la seule fenêtre de sa petite cabane, située sur la rive de Sandy Cove, qui donnait directement sur la baie de Fundy. Il a aperçu quelque chose de sombre à côté de la grosse roche sur la plage en contrebas. « Quelques loutres qui s’amusent là-bas », a-t-il pensé, puisqu’il y avait beaucoup de loutres dans l’anse. Il a regardé de nouveau et a vu que ce n’était pas une loutre qui était près de la roche, mais un homme.

Trouvé par un pêcheur

Dévalant le sentier à la hâte pour aller voir de quoi il s’agissait, il a trouvé un homme gisant juste au-dessus de la ligne des eaux, un homme sans jambes; ses jambes avaient été amputées aux genoux et elles n’étaient que partiellement guéries.

Bien qu’encore en vie, il était impotent. Il n’a fait aucun effort pour expliquer sa situation critique ou dire qui l’avait laissé sur cette plage déserte.

À ses côtés se trouvaient une bouteille d’eau potable et une boîte de biscuits. Il était propre et ses vêtements taillés dans le plus beau lin. Il avait les mains douces; ce n’étaient pas des mains calleuses de travailleur. Un jeune homme au physique splendide, aux traits délicats et intelligents, qui portait les plus beaux vêtements et était sans doute un gentleman, probablement un officier haut gradé de la marine ou de l’armée.

Le vieux pêcheur s’est immédiatement souvenu que la veille, un bateau étranger, qui ne ressemblait aucunement à ceux qu’il avait vus dans ces eaux auparavant et qu’on avait pris pour un navire de guerre ou un bateau privé, louvoyait dans la baie de Fundy.

C’est ainsi qu’il y a 100 ans est arrivé sur la rive de la Nouvelle-Écosse un mystère qui n’a jamais été résolu depuis. L’inconnu a été transporté jusqu’à la maison d’un certain M. Gidney, sur l’isthme de Digby. On lui a prodigué les soins les plus tendres, mais pour des raisons connues seulement de lui-même et de ceux qui l’avaient mutilé et débarqué sur la rive, il refusait catégoriquement de parler ou de raconter quoi que ce soit sur lui, sauf pour émettre un son qui ressemblait à « Jérôme » et, puisque chaque homme doit avoir un nom, on l’a appelé Jérôme.

Son apparence étrangère et les expressions faciales qu’il prenait lorsqu’on parlait français autour de lui ont fait croire qu’il pouvait être Français. On l’a amené chez Jean-Nicolas, un Corse qui parlait plusieurs langues méditerranéennes. Nicolas a tenté de lui parler dans toutes ces langues et était convaincu qu’il comprenait plusieurs d’entre elles.

Pris au dépourvu

En fait, en plus de quarante ans, il n’a été pris au dépourvu qu’à trois ou quatre occasions. Une fois, lorsqu’on lui demanda soudainement d’où il venait, il aurait répondu « Trieste »; à un autre moment, on raconte qu’il aurait donné le nom de son bateau, le Colombo. Une autre fois encore, lors d’une de ses colères enflammées, on raconte qu’il aurait prononcé quelques mots dans un anglais parfait.

Après sept ans chez Nicolas, il est allé habiter avec la famille de William Comeau à Saint-Alphonse de Clare, où il est demeuré jusqu’à la fin de ses jours. Le gouvernement de la Nouvelle-Écosse déboursait 164,00 $ par année pour l’entretenir.

Il avait l’apparence et les manières d’un gentleman, et il n’était pas difficile de prendre soin de lui. Un médecin de la région qui se rappelle Jérôme a déclaré que « c’était un homme oisif à l’esprit oisif », avant d’ajouter avec une admiration professionnelle : « ses jambes avaient été habilement amputées, sans doute par un chirurgien qualifié ». Il s’en est tellement bien remis qu’il était capable de se déplacer assez aisément dans la maison, mais la plupart du temps il restait assis. Il ne lisait jamais.

De grands efforts ont été déployés pour résoudre ce mystère. À l’époque comme à présent, des bateaux de partout dans le monde accostaient dans les plus importants ports de la Nouvelle-Écosse, et des marins de plusieurs nationalités ont débarqué de ces bateaux pour rencontrer Jérôme et voir s’il parlait leur langue, ou si ce qu’ils diraient réussirait à l’intéresser. Bien qu’il ne parlât toujours pas, il était évident qu’il connaissait plusieurs langues européennes. On a aussi découvert qu’il entrait dans une violente colère lorsqu’un visiteur mentionnait Trieste.

Il était habituellement assez aimable. « Jérôme » acceptait volontiers de petits cadeaux comme des sucreries, des fruits ou du tabac. Par contre, il refusait l’argent qu’on lui offrait, et l’air condescendant d’un visiteur provoquait chez lui véhémence, ressentiment et dédain. Bien que diminué par le sort ou la malchance, cet homme mystérieux semblait ne jamais oublier que, dans une autre vie, on lui devait respect à cause de son rang élevé.

Des rages qui duraient des jours

Certains mots, comme « traître » et « pirate », le plongeaient dans des colères qui duraient chaque fois pendant des jours. Mais en général, les bonnes gens de l’Acadie l’appréciaient et prenaient bien soin de lui puisqu’ils le considéraient comme un pauvre être malchanceux, touché par la grâce de Dieu, digne d’une sollicitude et de soins particuliers, qui portait en silence son atroce secret.

Quelques-uns des résidants les plus âgés de Saint-Alphonse de Clare se souviennent encore de lui. Mme Thérèse Comeau de Bear Cove nous raconte qu’un jour elle est allée visiter « Jérôme » et lui a apporté un sac de bonbons. Elle raconte que l’expression de son visage a démontré sa reconnaissance et qu’il a marmonné quelque chose qui ressemblait à « Scura turn by be ». En passant en voiture dans Saint-Alphonse, on peut toujours apercevoir la maison où il a vécu et rendu l’âme. Elle est maintenant occupée par Louis Boudreau et sa famille.

Qui était-il? Quel était le secret qu’il gardait obstinément, à cause de la peur, de son état ou de son honneur personnel? Cela, personne ne le sait.

Finalement, en 1908, les lèvres encore résolument scellées, le « plus grand mystère de tous les temps » venu en Acadie d’un pays inconnu, est parti vers un monde tout aussi inconnu et mystérieux, emportant avec lui dans le silence éternel de la tombe le secret qu’il avait gardé si précieusement et avec tant de détermination pendant toutes ces années.

Source: Benoit Jeddry, "L’histoire de Jérôme réimprimée sur demande," Yarmouth Herald, 21 février 1962.

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