« Jérôme » apporte avec lui son secret dans la tombe

L’homme mystérieux du comté de Digby, qui avait été retrouvé sur le rivage il y a 58 ans et qui n’avait pas prononcé un mot depuis, est mort hier près de Meteghan.

Digby, 19 avril — « Jérôme » est mort ce matin, emportant avec lui son secret. Cette phrase ne semble pas contenir une nouvelle importante, mais un grand mystère d’envergure internationale entoure cet homme qui, selon plusieurs, était le fils d’un noble d’une nation étrangère.

Vers 1854, une petite goélette a traversé la baie de Fundy et après qu'elle eut manœuvré pendant quelque temps au large de Mink Cove, sur l’isthme de Digby, on l’a vu envoyer un bateau qui est allé jusqu’à la côte puis est retourné à l’étrange bâtiment quelques minutes plus tard. Entre temps, une famille de simples d’esprit vivant dans la cabane à la limite des eaux de marée a remarqué que le bateau avait laissé un homme sur le rivage.

Laissé sur la plage

À cet endroit de la baie de Fundy, la marée monte et descend de 28 pieds perpendiculairement et dans l’anse où la plage est plutôt plate, la marée monte sur une grande distance. L’incident s’est produit alors que la marée était basse. Au milieu de la plage les gens mystérieux avaient laissé un homme assis sur une roche. Ses jambes avaient récemment été amputées aux genoux. À côté de lui se trouvaient une boîte de biscuits de marin et un tonnelet d’eau. Toutefois, il aurait péri avec la marée qui montait s’il n’avait pas été porté jusqu’à cette cabane sur le rivage. L’homme a également été aperçu par deux artilleurs qui étaient sortis tirer des coups de feu au moment où on l’a débarqué là. L’un d’eux était M. Samuel Gidney, propriétaire de la Westport and Digby Telephone Co., qui réside toujours à Mink Cove.

Il refusait de parler

L’étranger semblait être âgé de dix-neuf ou vingt ans, avait le teint foncé, un Italien raffiné de naissance noble. Il refusait cependant de parler et comme la famille qui l’avait recueilli n’avait pas les moyens de le garder, il a été transféré chez un homme appelé Morton à Centreville (connu à ce moment-là sous le nom de Trout Cove), sur l’isthme de Digby, à environ sept milles de l’endroit où il avait été découvert. Quelques années plus tard, il a été transporté de l’autre côté de la baie Sainte-Marie dans un petit bateau et débarqué à Meteghan, une colonie française où un Italien et bon nombre d’autres étrangers résidaient.

Même avec ceux-ci, par contre, il refusa de converser et n’a jamais soufflé mot jusqu’à la fin de sa vie.

Amené à Chéticamp

Il y a près de cinquante ans, il a été envoyé à Chéticamp, une autre colonie acadienne, à environ trois milles à l’ouest de Meteghan, et depuis ce temps il est demeuré avec la même famille. À l’époque de l’ancienne diligence entre Digby et Yarmouth, il sortait de la maison en rampant durant les journées chaudes d’été et attendait le passage de la diligence, peut-être en pensant qu’il apercevrait quelqu’un qu’il connaissait. Il y a vingt-neuf ans, les gens avec qui il a habité jusqu’à sa mort ont construit une nouvelle maison et sont déménagés de l’autre côté de la rue.

Il ne s’appelait pas « Jérôme »

L’étranger, que l’on avait nommé « Jérôme » à partir des sons singuliers qu’il émettait, a été amené dans la nouvelle maison, apparemment bien malgré lui. Une fois qu’on l’eût forcé à entrer, il refusa d’aller à l’extérieur et n’est plus jamais ressorti. Il avait une chambre près de la cuisine. Il portait des protecteurs en cuir aux moignons de ses jambes et marchait sans canne ni béquilles. Lorsqu’il était dans la cuisine, il s’assoyait sur le plancher à côté du fourneau de cuisine et peu importe la chaleur qu’il faisait, rien ne pouvait le déloger de son endroit favori. À plusieurs occasions, lorsqu’il savait qu’un bon feu brûlait au petit salon, on dit qu’il marchait jusque dans la pièce et s’assoyait à côté du poêle tant que la chaleur était intense.

Il y a quelques années, l’homme de la maison est décédé. Leur grande famille est éparpillée un peu partout au pays, un de ses membres est un prêtre catholique avec une bonne éducation.

Dans la dernière partie de sa vie, la femme de la maison a vécu seule avec Jérôme sauf lorsque ses petits-enfants lui rendaient visite.

Bien entendu, des centaines de personnes sont venues à la maison pour le voir, particulièrement durant la saison touristique estivale. Il ne les regardait toujours qu’une fois mais regardait le plancher la majorité du temps.

Il avait environ 75 ans

À sa mort, qui était manifestement due à la vieillesse, il était partiellement chauve et ses cheveux étaient tout gris. C’était un homme bien bâti qui semblait avoir entre 75 et 80 ans, avec un air intelligent et une tête bien formée. Il refusait catégoriquement de parler, mais lorsqu’il était ennuyé par les questions des visiteurs, etc., il émettait des sons particuliers ressemblant un peu à ceux d’une bête en se grattant en même temps le dessus de la tête avec sa main droite. La dame de la maison dit qu’il chantait parfois la nuit dans ce qu’elle croyait être une langue étrangère. Le gouvernement de la Nouvelle-Écosse versait une rente annuelle pour qu’on s’occupe de lui. On s’occupait de lui avec bienveillance et il ne causait pratiquement pas de problèmes.

Il a vécu dans l’oisiveté

Ce qui le distinguait, entre autres choses, c’est qu’il a vécu une vie complètement oisive. Personne n’a jamais entendu dire qu’il avait le moindrement travaillé pas même pour tailler quelque chose avec un couteau de poche.

Ce mystérieux être humain n’a jamais été vu en train d’écrire avec un crayon ou une plume et n’a jamais tenté de lire un livre ou autre chose. Il refusait également de regarder des photos.

Il y a quelques années, un des artilleurs qui l’a vu se faire débarquer naviguait le long des côtes du Maine et a rencontré un homme, dont il a malheureusement oublié le nom, qui lui a dit être un membre de l’équipage du bateau qui avait débarqué l’homme à Mink Cove et lui a même montré la coque du bateau qui l’avait transporté jusque là et qui tombait maintenant en ruine dans un port du Maine.

La véritable histoire

L’histoire de Jérôme a fréquemment paru dans différents périodiques et a souvent été bien amplifiée. Ce qui précède est un compte rendu exact de l’histoire.

Il y a trois ans, une histoire voulant que le grand mystère ait été résolu a fait le tour des journaux. On racontait que Jérôme était un marin qui avait déserté un bateau à Saint John (N.-B.), qu’il avait remonté le fleuve Saint-Jean, où il faisait la drave, qu’il était tombé des grumes pour se retrouver dans les eaux glacées du fleuve Saint-Jean, où il s’était gelé les deux pieds, rendant ainsi nécessaire l’amputation. Que les autorités de l’endroit, qui ne voulaient pas payer pour l’entretenir, avaient engagé le capitaine d’un petit navire pour qu’il le débarque sur la côte de la Nouvelle-Écosse, et que le traumatisme des eaux glacées et de l’amputation l’avait rendu muet et avait affecté son cerveau.

Des doutes subsistent

Cela est possible mais fort douteux selon les plus vieux habitants qui l’ont vu les premiers, car ils disent que l’état de ses mains prouvait qu’il n’avait jamais travaillé de sa vie. Les gens des environs ont cessé de tenter de résoudre le grand mystère qui s’est conclu aujourd’hui avec la mort de son porteur, emportant ainsi un des plus grands secrets du continent.

Source: "« Jérôme » apporte avec lui son secret dans la tombe," The Daily Echo, 20 avril 1912.

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