Jérome

Un après-midi de l’été de 1854, Jean Nicolas, un ancien soldat corse, habitant à la côte à Meteghan, regardait fixement le navire qui voguait au milieu de la baie Sainte-Marie.

Ce navire avait quelque chose de familier et de sinistre. Il reconnut là un navire de guerre européen, étranger à ces côtes. Il en avait vu de semblables, mais où ? Il ne se le rappelait pas. Il observa les louvoiements de cet intrus jusqu’à la tombée de la nuit. Ce soir-là, il dormit mal. Dès le lever du soleil, il était à la côte mais la baie était déserte. Il respira plus à l’aise, quoique la sombre coque du navire inconnu continuât à hanter ses rêves.

Jean Nicolas s’était réfugié à Meteghan, on ne sait par quel hasard, après avoir été prisonnier de guerre en Crimée. Corse d’origine, il parlait l’italien, le français, le russe, l’anglais, et l’allemand. Quelques jours plus tard, un M. Morton, de Sandy Cove, arriva à Meteghan à la recherche de Nicolas. Pourquoi ? Il expliqua sa mission. Les gens de Sandy Cove avaient aussi remarqué ce navire étranger. Le lendemain matin, sur la plage, à côte de la seule roche qui s’y trouve, M. George Albright remarqua une forme étrange. Il s’en approcha. À sa grande surprise, c’était un jeune homme, mais sans jambes. Son uniforme bleu-marine ne portait aucun bouton, aucun papier dans ses poches, seulement une boîte de fer-blanc avec des biscuits. Et l’homme ne disait absolument rien.

Amené chez M. Samuel Gidney, l’infortuné fut bien soigné mais jamais une parole ne sortait de ses lèvres. Peut-être Nicolas avec sa connaissance des langues pourrait-il le faire parler et découvrir son secret. Consentirait-il à venir à Sandy Cove pour voir cet infortuné ? Nicolas s’y rendit et on le laissa seul avec l’inconnu. Il essaya toutes les langues qu’il connaissait mais ne réussit pas à faire parler l’infortuné. Cependant Nicolas reconnut en celui-ci un compagnon de misère et l’emmena avec lui partager son humble foyer à la côte à Meteghan.

Jean Nicolas essaya son répertoire de langues à différentes reprises et put conclure que son compagnon en comprenait plusieurs. Les seuls sons que Nicolas put faire sortir de lui ressemblaient à « Jérôme », d’où le nom qui est devenu célèbre dans les annales des mystères de la mer. Ce « Jérôme » avait les cheveux blonds, les yeux bleus, le visage noble et ses vêtements étaient de drap fin ; tout en lui indiquait un rang social élevé. Ses jambes avaient été amputées au-dessus des genoux d’une manière qui indiquait le travail d’un chirurgien habile.

Sept ans après l’arrivée de Jérôme, Nicolas mourut et la famille de Didier Comeau à St-Alphonse, recueillit l’infortuné. Le gouvernement fédéral payait $104.00 par an à la famille Comeau pour l’entretien de cette épave humaine.

Une fois, quelqu’un lui demanda soudainement d’où il venait et il répondit : « Trieste », ou un mot qui y ressemblait. Cependant, aussitôt qu’il s’aperçut qu’on l’avait surpris à parler, il entra dans une colère noire qui dura des jours. À une autre reprise, on lui demanda le nom du navire qui l’avait abandonné sur la côte. Il laissa échapper un mot qui sonnait comme « Colombo ». Mais dès qu’il eut conscience de ceci, il se mit en colère, s’exprimant en un jargon inintelligible.

Jérôme, paraît-il, entrait dans une de ses fameuses colères quand il entendait les mots « forban », « pirate » et « traître ». À part cela, il laissait les gens parler autour de lui comme s’il n’entendait rien. Ceux qui l’ont observé se sont aperçus qu’il tenait un livre, ou un journal le haut en bas quand il sentait qu’on l’épiait, mais lorsqu'il croyait que personne ne le regardait il lisait, autant en anglais, en français, en italien ou en allemand.

Mgr Daly Comeau se rappelle ses rencontres avec Jérôme lors de ses visites chez M. Didier Comeau. Voici comment il le décrit : « Il ne vous regardait jamais en face. Il se tenait toujours les yeux à terre. Quand madame Comeau l’appelait pour ses repas, il répondait en grognant de mauvaise humeur, mais il obéissait. Quand elle lui disait : "Change ta chemise, je veux la laver" il répondait par d’autres grognements. Toutes les fois que je l’ai vu, il était d’assez mauvaise humeur ou bien affichait une indifférence totale pour ceux qui se trouvaient dans la même pièce.»

Plusieurs étrangers vinrent voir Jérôme pendant son séjour dans Clare sans pouvoir découvrir qui il était ni d’où il venait. Une de ces visites mérite qu’on la rapporte ici.

Un jour deux étrangères, richement vêtues et parlant français, se présentèrent chez Didier Comeau et demandèrent à parler privément à cet homme muet qui habitait là. Elles s’enfermèrent dans une chambre avec Jérôme et une longue conversation s’ensuivit à laquelle Jérôme prenait une part active, dit-on. Cependant les Comeau ne comprirent rien de la conversation dans une langue qui leur était inconnue. Quand ces femmes sortirent de la maison, elles discutèrent vivement entre elles, puis soudain prirent une commune décision qui semblait être : « Il est bien ici, laissons-le. » Elles s’en allèrent donc laissant le mystère plus profond que jamais.1

Un autre incident jette encore plus d’ombre sur l’affaire. Un fils de Didier, Charles, s’en alla travailler aux États-Unis et pendant qu’il était à New York, il reçut la visite de deux dames qui lui assurèrent qu’elles connaissaient Jérôme, que son nom était Mahoney et qu’elles l’avaient connu dans l’Alabama. Elles lui donnèrent une lettre cachetée, sans nom sur l’enveloppe, et demandèrent à Charles de la remettre à Jérôme. Quand Charles revient chez lui, il présenta la lettre à Jérôme et attendit. Celui-ci prit la lettre, la retourna dans ses mains, puis sans montrer aucune émotion, la déchira et la jeta au feu sans l’avoir lue.

Qui donc était ce Jérôme ? Aucun secret n’aurait pu être mieux gardé que celui-ci. Lui-même d’abord, au cours de 58 ans passés dans Clare, ne laissa aucun indice qui pût révéler son identité et depuis sa mort, le 19 avril 1912, rien n’a surgi pour dissiper le voile de mystère qui plane sur sa tombe dans le cimetière de Meteghan.

Cependant, si l’on recueille tous les faits à son sujet, l’on peut arriver à certaines conjectures.

D’abord on sait qu’il fut débarqué à l’Anse-de-Sable, (Sandy Cove) par l’équipage d’un navire étranger et inconnu des gens de la région. On le trouva au bord de l’eau, avec une cruche d’eau et quelques biscuits secs dans une boîte de fer blanc, les deux jambes amputées mais soigneusement enveloppées, comme par un chirurgien. Il était revêtu d’un uniforme de drap de la plus haute qualité, sa chemise et ses sous-vêtements étaient de soie. Son air hautain, ses mains, « fines comme celles d’une fille, » disait-on, son dédain de toute sollicitude à son égard, tout cela indique qu’il occupait dans sons pays d’origine un rang élevé. Sa connaissance de plusieurs langues européennes de la région de l’Adriatique laisse entre-voir une culture au-dessus de la moyenne. Puis il semble avoir prononcé deux mots très significatifs, « Trieste » et « Colombo », le premier son lieu d’origine, le second le nom du navire qui le transportait. Mais dès qu’il eut prononcé ses paroles, sa colère fut sans bornes et dura des jours. Évidemment il ne voulait pas même dévoiler ces renseignements.

À ce moment-là, en 1854, Trieste faisait partie de l’Empire d’Autriche mais c’était une ville dont la population était italienne au milieu d’un territoire slave. Les Italiens et les Slaves luttaient pour se libérer du joug de l’Autriche. Pour arriver à leur but, chacun de ces peuples avait organisé ses sociétés. Les Italiens avaient les « Carbonaris » et les Slaves « la Main Noire ».

L’une et l’autre punissaient sans merci quiconque de ses membres échouait dans une mission ou trahissait un secret. Seul un serment tel qu’en exigeaient des sociétés pareilles de leurs membres pourrait expliquer un silence de 58 ans.

De plus, chez les Slaves, il y avait une rivauté acerbe entre deux familles qui luttaient pour la libération des Slaves de la domination Turque. Vers 1854, la famille Obrenovich triompha de la famille Karageorge et celle-ci fut chassée du pays. Ce Jérôme serait-il un membre de cette famille noble, ou bien serait-il un noble italien qui aurait échoué dans quelque tentative contre l’Autriche ? Ses compatriotes auraient alors voulu s’en débarrasser et s’assurer qu’il ne les inquiéterait plus en lui enlevant ses moyens de locomotion sans toutefois lui enlever la vie.

Ces conjectures valent bien les autres et laissent à la « Ville française » un des plus célèbres mystères des annales de la mer.

1) L’incident a été rapporté à l’auteur par sa tante mariée à Charles, fils de Didier Comeau et le même incident est rapporté par R. W. Blaudvelt dans un article du Vangard le 6 décembre 1966.

Source: Alphonse Deveau, "Jérome" in La Ville française, (Québec: Ferland, 1968), 228-232.

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