Aurore — Le mystère de l'enfant martyre
   
 
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La Presse 15 avril 1920, p. 1

L'AFFAIRE GAGNON AUX ASSISES DE QUEBEC

UNE VOISINE A DECLARE QUE L'ACCUSEE LUI AURAIT DIT:"JE VOUDRAIS BIEN QUE LA PETITE AURORE VINT A MOURIR SANS QUE PERSONNE EN EUT CONNAISSANCE"

Le même témoin, Mme Arcade Lemay, dépose du fait qu'elle vit un jour la petite victime dans sa chambre et que l'enfant "faisait pitié".- A sa nièce, Mlle Marguerite Lebeuf, alors en visite, l'accusée dit un jour en parlant d'Aurore: "Je vais te montrer comme elle lave bien la vaisselle quand je la bats".

LA SALLE D'AUDIENCE BONDEE MALGRE LE HUIS CLOS

Mme Octave Hamel, belle-soeur de la prévenue, déclare que celle-ci lui dit un jour, parlant de la fillette défunte: "Il va falloir dépenser encore $50. pour cette enfant-là ? Qu'elle crève ! Je ne verserai jamais une larme!"

LA MALADIE D'UN DES FILS DE LA PREVENUE POURRAIT RETARDER LES PROCEDURES

[ La Presse 15 avril 1920, La Presse (Montréal), Socami  ](Du correspondant de la PRESSE)
Québec, 15. — Le procès de Marie-Anne Houde, femme de Télesphore Gagnon, accusée du meurtre de sa belle-fille, Aurore Gagnon, attire de plus en plus la curiosité du public. Bien que le huis-clos ait été ordonné hier avant-midi par le juge Pelletier, on a vu hier après-midi une foule presque aussi énorme que celle de l'audience du matin. C'est que le juge avait permis l'admission des avocats, des étudiants en droit et des journalistes, sur présentation de leurs cartes. Aussi y eut-il un véritable trafic de ces cartes et le résultat fut que la salle fut de nouveau encombrée.

La Couronne a fait entendre hier après-midi trois témoins importants: Mmes Arcade Lemay, Octave Hamel et Mlle Marguerite Lebeuf. Ces deux dernières sont parentes de l'accusée. Ces trois témoignages ont été très forts contre l'accusée.

Au début de l'audience d'hier après-midi, Me Francoeur, défenseur de l'accusée, plaida pour l'admission des déclarations faites par la défunte en diverses circonstances et cita des précédents en faveur de cette demande. Il prétendit que la Couronne avait remonté à douze mois en arrière pour prouver l'accusation et que ce serait priver la défense de ses meilleurs moyens si on l'empêche d'en faire autant.

M. Lachance, avocat de la Couronne, s'oppose à cette demande parce que les déclarations en question n'ont pas été faites sous serment ni à l'article de la mort.

Le juge remet encore sa décision.

MADAME ARCADE LEMAY

Les témoins entendus jusqu'ici par la Couronne étaient des médecins et un policier. La Couronne a commencé hier après-midi la preuve des faits sur lesquels elle étaie son accusation de meurtre et son premier témoin a été Mme Arcade Lemay, de Sainte-Philomène, comté de Lotbinière.

Mme Lemay est d'abord interrogée par Me Fitzpatrick.

-Connaissez-vous l'accusée?
-Oui.
-Depuis combien de temps?
-Depuis quatre ans qu'elle demeure dans la maison voisine de la nôtre.
-Avez-vous eu l'occasion de parler à l'accusée depuis un an?
-Oui.
-Savez-vous si elle a des enfants?
-Je sais qu'elle en a eu un du dernier lit. Elle m'a dit qu'elle en avait eu quatre ou cinq, je crois, de son premier mariage. Télesphore en avait eu quatre de son premier mariage.
-La rencontriez-vous souvent?
-De temps en temps.
-Vous avez souvent conversé avec elle?
-Oui.
-De quoi vous parlait-elle?
-De ses enfants qu'elle disait bien durs à corriger. Elle m'a montré un jour un manche de hache avec lequel elle disait que son mari avait corrigé Aurore.
-Est-ce le manche de hache que voici ?
-Il était blanc et plus long que celui-là.
-Lui avez-vous fait des remarques à ce sujet ?
-Je lui dit: "Ce n'est pas une arme pour battre une enfant." Elle m'a dit: "L'enfant ne pleure même pas". J'ai repris: "Cela ne se peut pas, un homme fesse trop fort avec un bâton comme ça. Si vous n'êtes pas capable de l'élever, envoyez-la plutôt au couvent." Elle m'a répondu: "Cela coûte trop cher: nous n'avons pas les moyens d'envoyer nos enfants au couvent."
-Avez-vous parlé d'autres choses ensemble ?
-C'était toujours le sujet de la conversation. Elle répétait toujours que les enfants n'écoutaient pas.
-Quand avez-vous parlé à l'accusée pour la dernière fois avant la mort d'Aurore ?
-C'était le 9 février dernier, trois jours avant la mort de la petite défunte. Je suis allée à la maison de Gagnon.
-Pourquoi ?
-J'étais inquiète de la petite Aurore. Je ne l'avais pas vue de l'hiver.
-Cette enfant sortait-elle souvent ?
-Avant ces derniers mois, elle sortait comme les autres enfants, pour faire des commissions.
-Le 9 février, l'accusée était-elle dans sa maison ?
-Elle y était. Son mari n'y était pas.
-Que se passa-t-il ?

AURORE FAISAIT PITIE

-J'étais avec ma petite fille qui était montée à l'étage supérieur où se trouvait Aurore. Madame Gagnon dit qu'Aurore avait trop de bobos sur les mains, que cela pouvait être dangereux pour ma petite fille. Puis Marie-Jeanne descendit en portant ma petite fille dans ses bras. Je montai et je vis Aurore qui faisait vraiment pitié. Elle avait la figure enflée avec des bobos partout. Ses yeux étaient noircis. La chambre était malpropre. Près du lit se trouvait une assiette avec deux patates et un couteau. Après être redescendue, je dis à Madame Gagnon qu'Aurore faisait pitié à voir, qu'elle allait mourir et qu'il était plus que temps de faire venir le docteur. Elle me dit: "Le docteur, ce n'est pas nécessaire. On peut lui téléphoner pour envoyer des remèdes." Je lui ai dit: "Dites au moins que c'est pour la petite Aurore." Elle répondit: "Ce n'est pas nécessaire de dire cela."
-Vous n'avez pas revu Aurore?
-Non, pas vivante.

ETRANGE CONVERSATION

Madame Lemay raconte que, durant les Fêtes du Jour de l'An, Madame Gagnon lui a dit qu'Aurore avait tous les caprices qu'un enfant pouvait avoir. "Une fois, dit le témoin, Madame Gagnon est venue chez nous et elle m'a dit: "Je voudrais bien que la petite Aurore vint à mourir sans que personne en eût connaissance, elle aussi."

Un autre soir, Madame Gagnon raconta que la plus grande de ses filles couchait en bas et qu'Aurore devait coucher en haut. Madame Gagnon avait mis un rondin sur son sac de sel à la porte de sa chambre. Elle constata qu'Aurore s'en venait coucher en bas. "Je l'ai remontée avec mon rondin", dit Madame Gagnon.

Le 9 février dernier, le témoin suggéra à Madame Gagnon de faire venir le curé, mais Madame Gagnon répondit que non. Madame Lemay téléphona tout de même au curé de venir chez Gagnon, sans dire pour qui c'était.

Quand Madame Lemay revit Aurore morte, le corps de cette dernière était à peu près pareil à ce qu'il était trois jours auparavant. C'est mon mari qui a enseveli la défunte.

Le 18 février, le constable Couture lui a fait faire certaines constatations dans la chambre où était morte Aurore. Il y avait du sang sur les murs et sur le plancher, des traînées de sang, comme si l'enfant s'était traînée à terre. C'est elle qui a remis au constable Couture certains effets de la défunte, entre autres une robe de nuit, une taie d'oreiller et un piqué.

Interrogée par M. Francoeur, Madame Lemay dit que son nom de fille est Exilda Auger.

-Vous demeurez dans la maison voisine de chez Télesphore Gagnon?
-Oui.
-A quelle distance de chez Gagnon?
-De deux arpents et demi à trois arpents.
-Vous ne voisiniez pas beaucoup?
-Non, pas beaucoup.
-Pas dans les deux premières années que Madame Gagnon a demeuré là?
-Non, pas dans ce temps-là.
-Vous savez qu'avant son mariage avec Télesphore Gagnon, l'accusée a vécu maritalement avec lui durant un couple d'années?
-Oui.
-C'est pour cela que vous n'y alliez pas?
-Je crois que j'y suis allée une fois, dans ce temps-là.
-Vous ne l'aimiez pas ?
-Je ne la haïssais pas.
-Après son mariage, vous l'avez vue plus souvent ?
-Oui, mais j'ai été longtemps

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L'AFFAIRE GAGNON AUX ASSISES DE QUEBEC

Suite de la première page

sans y aller. Elle venait plus souvent chez nous.

-Avez-vous déjà exprimé une opinion sur votre témoignage ou sur ce procès ?
-Je ne crois pas.
-N'en avez-vous pas donné sur le train qui vous a transportée, à Québec ? N'avez-vous pas dit alors que l'accusée était une garce et qu'elle devrait être pendue.
-Non, je n'ai jamais dit ce mot de "garce".
N'avez-vous pas dit qu'elle devrait être pendue ?
-J'ai dit qu'elle devrait être jugée selon son mérite et que c'était plus qu'un meurtre, que d'avoir fait souffrir cette enfant comme cela.
N'avez-vous pas parlé de pendaison ?

Le juge intervient pour dire que le témoin en a dit suffisamment pour exprimer son opinion.

M. Francoeur continue:

-Quand l'accusée vous parlait de ses enfants durs à corriger, ne parlait-elle que d'Aurore? Ne parlait-elle pas aussi de Marie-Jeanne?
-Elle me disait: "Marie-Jeanne se sauve, elle, mais Aurore, elle, reste.

DES ANTECEDENTS

M. Francoeur réussit facilement à échauffer le témoin en lui parlant de certains antécédents et en lui faisant admettre qu'elle est déjà venue rendre témoignage à Québec lors d'une condamnation pour vente de boisson sans licence.

-C'est vrai, dit madame Lemay, mais nous avons subi notre sort, s'il fallait chercher dans la vie de tout le monde, on trouverait toujours quelque chose à dire.

Et voici le témoin qui menace de faire des personnalités contre M. Francoeur. Le juge rappelle au témoin que l'avocat a le droit de la transquestionner comme il le fait et qu'elle n'a pas le droit d'attaquer l'avocat.

Parlant de la correction d'Aurore avec un bâton, dont il a été question dans son interrogatoire en chef, elle dit que Madame Gagnon a rapporté que c'est son mari qui avait ainsi corrigé Aurore. Elle disait qu'Aurore ne voulait pas écouter, qu'elle ne voulait pas laver la vaiselle, qu'elle faisait des ordures dans son lit et même jusque dans les vêtements de son père, qu'elle était voleuse, qu'elle volait de l'argent jusque dans l'église, qu'elle était impure, etc.

-Le 9 février, est-ce de vous même que vous êtes montée dans la chambre d'Aurore.
-Oui.
-Madame Gagnon n'a pas essayé de vous empêcher de monter ?
-Non.
-Y avait-il des draps ?
-Il y avait un drap sur le lit, mais pas sur la petite. Aurore avait une petite robe grise.
-Avait-elle des pansements aux pieds ?
-Oui.
-Et à la tête ?
-Non.
-Faisait-il chaud dans la chambre d'Aurore ?
-Oui. Le tuyau du poêle d'en bas passe là.

Le témoin donne ensuite des détails sur les plaies qu'elle a vues sur la petite Aurore. Elle est convaincue que toutes ces plaies ont été causées par des coups.

-Pourquoi cela ?
-Les deux accusés, Télesphore Gagnon et sa femme, me l'ont dit.
-Avez-vous jamais vu l'accusée frapper Aurore ?
-Non.
-Aurore vous a-t-elle jamais dit la cause de ses blessures ?
-Oui.

(Ici le témoin est interrompu par les avocats de la Couronne, vu l'objection qu'ils ont faite et sur laquelle le juge n'a pas encore rendu de décision.)

-Quand vous avez demandé le curé, l'accusée s'y est-elle opposée?
-Non.
-Quand vous avez demandé le curé, l'accusée s'y est-elle opposée?
-Non.

Le témoin déclare ensuite que Madame Gagnon a fait cesser Aurore de coucher en haut avec Marie-Jeanne parce qu'elle mouillait son lit et y faisait des ordures et aussi parce que les deux petites soeurs commettaient des impuretés.

Madame Lemay admet qu'elle a toujours vu M. et Mme Gagnon remplir leurs devoirs religieux à l'église, comme les autres paroissiens. Ils faisaient leurs dévotions aux Quarante-Heures et aux neuvaines, etc.

-Leurs enfants allaient-ils à l'école ?
-Non.
-Vous prétendez cela ?
-Ils y sont peut-être allés une dizaine de jours.
-L'accusée prenait-elle part aux travaux de la ferme ?
-Oui.
-Elle était seule pour voir à ses enfants et aux autres travaux qu'une femme a à faire sur une ferme?
-Avez-vous remarqué, dans la conduite de cette femme, quelque chose qui pût vous faire croire que cette femme battait ses enfants pour les faire mourir?
-Non.
-Vous avez déjà eu des enfants?
-Oui, j'ai un garçon de 28 ans.
-Ne l'avez-vous jamais corrigé avec une hart?
-Non, jamais. Je l'ai battu avec mes mains, sur les fesses, comme un enfant doit être battu.

M. Francoeur fait ensuite expliquer au témoin la signification de certains mots de son interrogatoire principal. Le témoin avait dit que Mme Gagnon avait exprimé l'espoir de voir Aurore mourir sans que personne en eût connaissance, "elle aussi". M. Francoeur demande l'explication de ces mots.

Après beaucoup d'hésitation, Mme Lemay explique que, selon elle, Mme Gagnon faisait une allusion à la mort d'un autre enfant survenue précédemment. Mais comme cela ne regarde pas la cause, le témoin termine là son témoignage.

MARGUERITE LEBEUF

Domiciliée à Saint-Jean-Deschaillons et âgée de 15 ans, elle connaît bien l'accusée, qui est sa tante. Elle est allée se promener là en août dernier. Elle y a passé une semaine, sur l'invitation de son oncle et de sa tante. Elle voulait aller se promener en même temps, voir comment cela se passait.

Interrogée par M. Fitzpatrick:

-Qu'avez-vous remarqué durant votre séjour là?
-La première fois,j'ai vu l'accusée battre Aurore avec un bout de bois, un éclat de bois qu'elle avait pris dans le porte-bois.
-Quelle était la dimension de ce bout de bois?
-Environ 18 pouces de longueur.
-Ensuite?
-La seconde fois, elle l'a battue avec une hart. L'accusée m'a alors dit: "Elle se met les doigts sur les fesses pour se les faire casser.
-Pour quelle raison la battait-elle?
-Je ne me rappelle pas. Une fois Aurore lavait la vaiselle. Ma tante m'a dit: "Regarde bien, je vais te montrer comme elle lave bien la vaisselle quand je la bats.
-Où la frappait-elle?
-Sur les fesses et sur les jambes.

M. Francoeur s'oppose aux questions de M. Fitzpatrick, qu'il trouve trop suggestives, attendu que le témoin n'est pas récalcitrant.

-Et la troisième fois, demande M. Fitzpatrick.
-C'était avec un rondin de deux pouces de tour et d'une couple de pieds de longueur. Aurore était assise et ma tante l'a battue sur les genoux. Je me suis sauvée dehors.
-Pourquoi ?
-J'avais peur.
-Et Aurore, que disait-elle ?
-Elle criait: "Aie!"
-Avez-vous remarqué autre chose ?
-Une fois, j'étais en train de me friser les cheveux. Ma tante prit mon fer à friser, le fit chauffer sur une lampe et se mit en train de friser une mèche des cheveux d'Aurore, qui les avaient très courts. Elle avait les cheveux coupés ras comme un petit garçon. Ma tante se mit à tortiller les cheveux. Quand elle retira le fer à friser, les cheveux étaient grillés.

Le témoin dit que ce n'est pas dans une petite chambre qu'Aurore couchait en haut lors de sa promenade. C'était dans le grenier, en haut, sur un petit lit.

Par Me Francoeur:

-A la demande de qui êtes-vous allée vous promener chez votre oncle l'été dernier ?
-Ils m'ont invité et j'y suis allée.
-Qui vous a invitée ?
-Les deux. Ils sont venus se promener chez nous et je suis retournée avec eux.

Ici la jeune fille se met à pleurer à chaudes larmes et l'audition de son témoignage doit être suspendue. Quelques minutes après, elle continue:

-C'était un dimanche. Mon oncle et ma tante sont venus nous voir avec Georges, le petit garçon de ma tante, et Georges-Etienne, le petit garçon de mon oncle. Ils m'ont dit: "Cela fait assez longtemps que Marie-Jeanne veut te voir, viens donc te promener, Marie-Jeanne va être contente." Mon père m'avait dit quelque temps auparavant: "Si tu viens à aller chez ton oncle, tu verras si c'est le cas." (Allusion aux mauvais traitements). Mon père m'a conseillé de profiter de l'occasion et d'aller me promener, me disant que je pourrais revenir par les chars. Dans mon voyage, je suis allée voir mon oncle Tibi Badeau et Anthime Gagnon.
-Votre oncle était-il présent quand vous avez vu votre tante battre Aurore ?
-Non.

Et le témoin se remet à pleurer.

Me Francoeur reprend ? -L'accusée retroussait-elle la robe d'Aurore quand elle la battait ?

-Oui.
-Aurore était-elle nu-pieds ?
-Oui.
-Pleurait-elle ?
-Oui.
-Le lendemain, avez-vous constaté des plaies sur Aurore ?
-Je n'ai pas remarqué.

Le témoin raconte ensuite qu'un jour, les deux petits garçons jouaient au cheval. Ils passèrent la corde autour du cou d'Aurore. L'un la tirait par devant et l'autre la battait par derrière. La mère riait et disait des choses que le témoin ne veut pas répéter.

Le juge insiste pour que le témoin révèle ces paroles. Après beaucoup d'hésitation, le témoin répète les paroles en question, paroles que, pour le respect de nos lecteurs, nous ne pouvons imprimer.

Le témoin ajoute qu'Aurore était très taciturne. Aussitôt après avoir lavé la vaisselle, elle allait s'asseoir près du poêle ou bien se mettait à la fenêtre et regardait dehors sans dire un mot. Elle ne faisait que répondre aux questions qu'on lui posait.

Comme le témoin prétendait que la petite Aurore couchait sans un drap ni paillasse, M. Francoeur veut lui faire admettre que, lorsqu'elle voyait ce lit dans le jour, ces draps devaient être étendus dehors parce que la petite avait mouillé son lit, mais le témoin prétend qu'elle n'a jamais vu ces draps étendus dehors.

Quant aux cheveux de la petite Aurore, le témoin prétend qu'elle ne les avait pas assez longs même pour faire un tour du fer à friser. Aurore cria que cela la brûlait et l'accusée retira le fer avec une mèche de cheveux grillés.

MADAME OCTAVE HAMEL

C'est encore une parente de l'accusée qui est ensuite appelée en témoignage. Madame Octave Hamel est la belle-soeur de l'accusée et la demi-soeur de Télesphore Gagnon.

Elle est allée chez Télesphore Gagnon le 16 janvier dernier et elle y a vu Aurore qui avait les deux yeux noircis.

-J'ai dit à Madame Gagnon, dit le témoin, qu'il faudrait faire venir le médecin. Madame Gagnon m'a répondu: "Il va falloir dépenser encore $50 pour cette enfant-là? Qu'elle crève! Je ne verserai jamais une larme". L'enfant avait l'air d'avoir froid. Le père est arrivé et il a dit à Aurore d'aller se coucher.

Contre-interrogée par M. Francoeur, Madame Hamel dit que lorsqu'elle est allée chez son frère en janvier dernier, c'était le jour des funérailles de son autre frère, Anthime Gagnon, mort le 13 janvier. La veille du service, dans la maison d'Anthime Gagnon, elle a vu l'accusée et son mari qui y ont passé la soirée et qui sont partis vers minuit pour retourner chez eux.

Elle ajoute un détail fort significatif:

-"Lorsque, le 16 janvier, j'ai vu Aurore avec les yeux noirs, l'accusée m'a dit: "Elle est tombée sur la porte du poêle". Et elle ajouta, en s'adressant à Aurore et en montrant la porte du poêle: "C'est bien ici que tu es tombée?" Et la petite Aurore répondit: "Oui".
-Télesphore disait: "C'est du froid qu'elle a pris aux pieds, dehors, et qui lui monte à la tête. Je leur dis que cela n'avait pas de bon sens. L'accusée me dit que la petite se déchaussait dehors, qu'elle était voleuse, têtue, salope, impure, qu'elle avait enfin tous les caprices qu'un enfant peut avoir. Je lui faisais remarquer les humeurs qu'Aurore avait sur le corps. Elle me disait: "Tu sais, nous avons tous la tuberculose: elle va mourir de cela".

Comme Aurore boitait, madame Hamel en demanda la raison. L'accusée lui répondit que la petite avait une écharde sous le pied.

Madame Hamel demandait à sa belle-soeur si elle faisait quelque chose pour soigner ces humeurs. L'accusée répondait qu'elle graissait la petite avec des onguents, mais que cela ne la guérissait pas.

En réponse à M. Fitzpatrick, le témoin dit qu'elle ne saurait dire si la petite Aurore était bien intelligente. Elle ne connaît pas beaucoup les enfants des accusés. Ce sont des enfants qui ne parlent jamais aux gens qui vont là.

Interrogée de nouveau par M. Francoeur, Madame Hamel admet qu'elle a été froissée du fait que son frère s'est remarié avec Marie-Anne Houde sans l'en informer. Quelque temps auparavant, Madame Hamel avait parlé de ce projet de mariage à son frère et elle lui avait dit qu'elle croyait que cela ne ferait pas, parce que cette femme n'aimait pas les enfants: l'accusée le lui avait dit elle-même. Ce mariage a fait de la peine au témoin.

Madame Hamel affirme qu'elle n'a parlé du témoignage qu'elle avait à rendre seulement aux avocats de la Couronne et qu'elle n'a jamais exprimé d'opinion sur les accusés. Elle n'a jamais dit qu'ils méritaient d'être pendus. Elle s'en rapporte au jugement de Dieu.

-N'avez-vous pas dit, demande M. Francoeur, qu'ils méritaient d'être punis?
-Punis comme ils le méritent, pas plus.

Il était cinq heures et demie quand l'audience fut ajournée à ce matin.

INCIDENT QUI POURRAIT RETARDER LES PROCEDURES

(Du correspondant de la PRESSE)
Québec, 15. — Un incident assez grave est survenu, qui pourrait bien prolonger le procès de la femme Gagnon. C'est que le jeune Gérard Gagnon, fils de l'accusée, l'un des principaux témoins qui devaient être entendu, est tombé malade, hier. Il a été transporté à l'Hôpital du Dr Jean Dussault, souffrant de la grippe et d'une affection du coeur. Il est possible qu'une commission soit nommée pour aller interroger l'enfant à l'hôpital.

En réponse au juge, Me Francoeur, défenseur de l'accusée, a déclaré ce matin, que même en commençant tout de suite il ne croyait pas pouvoir terminer sa preuve ce soir et que le procès ne pourra se terminer avant samedi. Le procès de l'époux Télesphore Gagnon aura lieu immédiatement après. A la reprise du procès, ce matin, le juge à la demande de la défense a fait sortir les petits jurés non assermentés.

DECLARATIONS ADMISES

Le juge a décidé sur la question de l'admission des déclarations faites par Aurore Gagnon au Dr Lafond. Ces déclarations peuvent être admises. Rappelé, le Dr Lafond dit qu'il ne se rappelle pas si c'est à l'enfant qu'il a demandé la cause de sa blessure au pied en septembre dernier, mais il sait qu'il a posé la question en présence de la mère, laquelle lui a dit que la blessure au pied avait été causée une dizaine de jours avant par des petits garçons qui lui avaient lancé une pierre et lui avaient aussi donné des coups de bâton au côté gauche. Le témoin y constata une ecchymose.

Mme JOS BADEAU

Le témoin, née Albertine Gagnon, demi-soeur de Télesphore Gagnon, raconte ensuite qu'elle est allée chez son frère deux fois, l'été dernier. Elle n'y a jamais rien remarqué d'anormal. L'accusée lui a parlé qu'Aurore souffrait de "bobos". Elle disait aussi qu'elle serait la femme la plus heureuse du monde si les enfants de son mari ne mettaient pas la discorde dans le ménage ajoutant que son mari ne touchait jamais à ses enfants (à elle).

Quand elle a vu Aurore, l'été dernier, l'enfant était grave. Le Dr Marois est rappelé à la demande du juge. Le médecin a calculé le nombre de blessures qu'il a constatées sur le corps d'Aurore. Il y avait 54 blessures. M. Francoeur demande si c'étaient toutes des blessures ou des plaies. Blessures et plaies, ajoute le Dr Marois. M. Francoeur veut savoir le nombre de blessures et le nombre de plaies. Le Dr Marois fera le calcul.

MARIE-JEANNE GAGNON

Le témoin suivant est la soeur d'Aurore, la victime.

Marie-Jeanne Gagnon est, avec Aurore, l'une des filles issues du premier mariage de Télesphore Gagnon. Elle est âgée de 12 ans. L'été dernier, dit-elle, maman (c'est ainsi qu'elle appelle l'accusée, sa belle-mère) a battu Aurore et lui a brûlé un pied avec un tisonnier rougi au feu.

-Pour quelle raison?
-Je ne m'en souviens pas !
-Quel résultat cela a-t-il eu ?
-Elle a eu le pied enflé. Elle a dit devant moi qu'elle s'était fait battre par Eugène Gagnon et le petit Bédard. Mais je savais qu'elle disait cela parce qu'elle avait peur de maman. Le témoin raconte ensuite que quelque temps après le retour d'Aurore de l'hôpital, en janvier dernier, elle a recommencé à battre Aurore avec des éclats de bois. Puis l'accusée a brûlé Aurore avec un tisonnier.

Pourquoi? demande M. Fitzpatrick.

Parce qu'elle faisait ses besoins ailleurs que dans le vase, mais c'est maman qui cachait celui-ci. Elle disait qu'elle faisait cela pour lui faire faire pénitence.

Comment s'y prenait-elle pour la brûler? Maman attachait Aurore par les pieds à une patte de la table et faisait chauffer le tisonnier dans la porte du poêle.

-Que faisiez-vous durant ce temps-là?
-Nous regardions par la fenêtre, maman nous plaçait là pour regarder s'il venait du monde.
-Et que faisait Aurore?
-Elle criait; quand elle criait trop fort, maman lui fermait la bouche avec une strappe (courroie) en cuir.

Le témoin reconnaît une courroie qu'on lui montre. Puis Marie-Jeanne raconte que quinze jours avant la mort d'Aurore, sa belle-mère a arraché les cheveux d'Aurore avec un fer à friser, plusieurs fois.

-Où couchait Aurore?
-Aurore couchait avec moi, en haut.
-Comment se conduisait-elle avec vous?
-Elle se conduisait bien, excepté par rapport au pot.
-Comment cela?
-Maman ne voulait pas qu'elle se serve du pot et Aurore allait dans son lit.
-Ce n'était pas de sa faute?
-Non.
-Aurore mangeait-elle avec vous autres?
-Elle mangeait seule à part. Maman disait qu'elle lui avait donné sa portion et qu'Aurore en avait assez. Elle a passé quatre repas sans manger.
-Pourquoi n'avez-vous pas révélé ces choses avant la mort d'Aurore?
-Maman nous recommandait de ne pas en parler, sinon nous aurions des volées pareilles.
-L'accusée vous a-t-elle jamais battue?
-Oui, plusieurs fois.
-Avec quoi?
-Avec le tisonnier et des éclats de bois.

Le témoin a eu connaissance une seule fois qu'Aurore s'est blessée toute seule. C'est quand elle s'est blessée à un oeil, en tombant sur un panneau du poêle.

Marie-Jeanne raconte ensuite que, le jour même de sa mort, Aurore était couchée en haut, très faible, le corps couvert de plaies. Comme elle tardait à se lever, l'accusée alla la trouver en disant: "Tu n'es pas pour passer la journée au lit, ma vache, tu vas te lever". Et elle l'a levée avec un manche de fourche. Aurore est descendue se portant à peine. En bas, l'accusée a frappé Aurore à coups de manche de fourche et Aurore s'est écrasée par terre.

La veille de la mort d'Aurore, l'accusée a frappé Aurore sur la tête avec un tisonnier. Cela causa des enflures. L'accusée dit: "C'est bien bon pour elle. Nous n'aurons pas la peine de l'envoyer à l'école de Réforme, car la tête commence à lui amolir".

Deux jours avant la mort d'Aurore, Marie-Jeanne téléphona à sa mère, qui se trouvait chez Mme Badeau, et lui demanda de venir à la maison, lui disant qu'Aurore était très mal. L'accusée répondit: "Je n'ai pas besoin d'y aller. Qu'elle meure, ce sera un bon débarras". Marie-Jeanne admet à M. Fitzpatrick que l'accusée, après son arrestation, lui a demandé de ne pas dire un mot devant la Cour de ce qu'elle savait.

L'audience écoute dans un silence de mort ces déclarations effroyables, d'autant plus qu'elles sortent de la bouche de la fille propre de Télesphore Gagnon, accusé du même crime que la belle-mère. Beaucoup de spectateurs pleurent et le juge lui-même, visiblement ému, suspend l'audience.

Entre temps, nous apprenons que Marie-Jeanne Gagnon, à l'enquête du coroner, a juré le contraire de ce qu'elle vient de raconter. Elle a, au contraire, juré qu'elle n'a jamais vu l'accusée battre Aurore. Il est vrai que l'accusée n'était pas encore arrêtée. A la reprise de l'audience, la Couronne dépose devant la Cour une lettre écrite par l'accusée, adressée à Gédéon Gagnon, grand'père de Marie-Jeanne. Cette lettre très difficile à lire, sera transcrite à la machine avant d'être soumise au jury.

Source: Correspondant La Presse, "L'affaire Gagnon aux Assises de Québec. Une voisine a déclaré que l'accusée lui aurait dit:"Je voudrais bien que la petite Aurore vint à mourir sans que personne en eut connaissance"," La Presse (Montréal), avril 15, 1920.

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