Aurore - Le mystère de l'enfant martyre
   
 

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Aurore: La vraie histoire

Chapitre 16, p. 264 à 267.

(Jour des funérailles du premier époux de Marie-Anne Houde. Elle a invité Télesphore chez elle.)

Ensuite, elle le servit dans son assiette qu'elle remplit elle-même de soupe aux pois. Et chaque fois qu'elle eut à s'approcher de lui, elle le frôla de sa robe et de ses odeurs enivrantes pour un homme en appétit qui, depuis des mois, ne pouvait plus toucher à sa femme trop malade.

Enfin, elle alla au but, juste après lui avoir servi de la tarte aux framboises qu'il préférait, elle le savait de ce jour de l'An inoubliable, à celle à la citrouille.
-Ben moi, je m'offrirais pour prendre soin de ta femme pis de ta maison... J'peux pas cultiver icitte tuseule. Pourvu que j'emporte mes enfants; faut comprendre que je peux pas les laisser... Ça ferait ton affaire, Télesphore, tu pourrais travailler comme tu voudrais sans crainte. T'en aller dans le bois si tu veux. Faire tes labours en toute paix. Sortir de la maison aussi longtemps que tu voudras... Tout... C'est dur à dire, mais le Poléon, il est quasiment mort à point nommé pour vous autres... si je peux vous aider naturellement.

Télesphore en fut estomaqué. Il avait pensé exactement la même chose au cimetière mais en avait rejeté l'idée à travers d'autres confuses... Une étrangère s'offrir pour avoir soin d'une femme consomption, c'était dur à se figurer, ça.

-Tu sais qu'elle est ben malade?

-Oui, pis de tuberculose, pis j'ai pas peur de ça, moi, pas une miette. Y'a du monde qui s'en défendent ben: toi, par exemple, Télesphore. Comment ça se fait que tu tombes pas malade à toujours vivre avec elle, à côté d'elle tout le temps, hein?

-Ah! tout le monde sait ça, en seulement tout le monde a peur pareil.

-Ben pas moi pis c'est tout!

-J'ai pas trop les moyens de payer pour une servante, une cuisinière, une garde-malade pis tout ce que tu devrais faire.

-Je demande juste mon gîte pis mon couvert pis ceuses-là de mes enfants. Pis quand c'est que Marie retrouvera sa santé, ben je vas me trouver une autre place ailleurs. Peut-être ben dans un presbytère, j'sais pas trop. J'sus mal pris, moi itou, Télesphore. Il est mort vite, le Poléon. Ça me rendrait service pis à vous autres pareil. Pis qui serait pas content de ça?. Le curé de par chez vous le premier. Je dirais le bon Dieu le premier...

Télesphore se demanda ce qu'en penserait Napoléon du haut du ciel, mais il dit autre chose:

-Je me demande ce qu'en penserait Marie-Anne... ma femme...

-C'est à lui en parler que tu vas le savoir. Pis je lui fais ma proposition dans la lettre que j'ai pour toi...

La jeune femme se leva et se rendit vivement dans la chambre sombre d'où parvinrent à l'homme des éclats de voix imprécatoires. Suivit un cri:

-Télesphore, Télesphore, viendrais-tu m'aider un peu. J'ai encore un tiroir de coincé. Poléon devait toujours me les arranger mais je pense qu'il connaissait pas trop ça...

Télesphore se sentit flatté. Comme il arrivait au meuble récalcitrant, Marie-Anne réussissait à ouvrir:

-Il t'a senti venir, hein, on dirait.

Elle sortit la lettre et la lui mit dans la main tandis qu'il examinait la pièce.

-Ah! mes meubles, j'aurais rien qu'à les mettre en quelque part dans un hangar ou ben une grange quand la terre sera vendue icitte. En attendant, je laisse ça drette-là. Le lit, tu vois, c'est un bon lit... même pour un grand homme comme toi... Poléon est mort dedans mais tout est déjà changé, il reste pas de microbes. En plus que c'est pas la consomption qui l'a fait mourir...

Télesphore avait la tête qui tournait de tous les côtés comme une toupie tant les choses allaient vite. Après une brève pause, elle reprit en s'éloignant:

-J'ai dit ce que j'avais à dire; j'insisterai pas c'est sûr. À vous autres de ben penser à votre affaire!... Si ça vous intéresse, je serai prête à rentrer à l'ouvrage chez vous enterci une couple de mois...

*

Malgré le bon sens qu'il y avait trouvé le premier, malgré la belle volonté de Marie-Anne Houde, Télesphore se promit tout le long de son chemin au retour que sa femme devrait consentir à cent pour cent à la venue d'une autre dans la maison. À plus que cent pour cent...

*

En passant au village, il fut sur le point de s'arrêter chez son frère pour jaser un peu et peut-être obtenir son opinion sur la question qui l'accaparait mais il se ravisa. Anthime, il s'en souvint, ne l'aimait pas, cette Marie-Anne Houde et il n'aurait pu que s'opposer à lui dont, de toute manière, l'idée finale devrait passer par l'assentiment entier de sa femme.

Elle sourit quand il entra dans la chambre. Il lui jeta un coup d'oeil furtif, comme gêné par quelque chose. Tendit la lettre mais prit la parole avant qu'elle ne l'ouvre:

-Je vas te dire, la Marie-Anne, elle est ben désolée pour toi. Pis... d'après ce que j'ai pu voir, je pense qu'elle nous fait une proposition dans sa lettre. Elle serait consentante à te garder, je pense. Mais c'est à toi de juger de ça, pas à moi pantoute. Lis...

Il se retira et alluma le poêle mort.

-Télesphore? Viens...

Il s'appuya au chambranle de la porte.

-Ben je pense qu'on devrait peut-être accepter son offre; c'est que t'en penses, toi?

-Moi? Rien en toute!

-Ah! tu voudrais pas, dit la femme déçue.

-C'est pas ça que j'ai dit. Je dis que c'est pas à moi à penser quelque chose dans ça. C'est à toi pis à personne d'autre.

-Ça nous aiderait. À toi, pas rien qu'à moi. Comme elle dit, tu pourrais aller dans le bois pareil, faire tous tes travaux sans craindre pour moi...

-Ça serait ben avantageux pour moi, c'est certain. Mais ça compte en rien. C'est toi qui compte, rien d'autre!

En ce moment, Télesphore disait la vérité. Jamais il ne mentait consciemment et il ne l'aurait pas fait dans une situation aussi grave.

-Emporte-moi le papier pis l'écritoire... On va répondre à sa belle lettre généreuse... Veux-tu la lire?

-Pas besoin! On sait tous les deux ce que y'a dedans!

*

«Ben, disons que je la redoute un peu. Pas trop, là, mais un peu.» Télesphore répéta au curé Blanchet cette phrase qu'il avait prononcée à quelques reprises déjà au sujet de la veuve au grand coeur prête à soigner sa femme pour son gîte et son couvert et ceux de sa famille.

Le curé approuva.

À une seule condition: que Télesphore lui parle de l'évolution de la situation chaque fois qu'il viendrait à la confesse.

Le saint marché fut conclu.

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Source: André Mathieu, Aurore: la vraie histoire, chapitre 16 (Saint-Eustache: Éditions du Cygne, 1990), 264-267.

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