Interprétation de Ken McGoogan


                
            Ken McGoogan en Arctique

Bio : Ken McGoogan est journaliste et l’auteur d’une douzaine de livres, dont quatre sur l’exploration arctique. Son plus récent est Dead Reckoning : The Untold Story of the Northwest Passage (Patrick Crean Editions/HarperCollins Canada).

Des ours polaires expliqueraient le destin de l’expédition Franklin

Qu’est-il arrivé à l’expédition Franklin? Les chercheurs débattent de cette question depuis 1847, deux ans après la disparition de sir John Franklin en Arctique avec 128 hommes. À partir de la note trouvée à la pointe Victory sur l’île du Roi-Guillaume, la vaste majorité conclut qu’en avril 1848, 105 hommes ont quitté deux navires enclavés dans les glaces. Cette note nous informe que neuf officiers et quinze marins étaient déjà morts, ce qui représente 37 % des officiers et 14 % des membres d’équipage. Les historiens sont perplexes : pourquoi cette disproportion?

Les chercheurs ont dépensé beaucoup de temps et d’énergie sur les causes de la mort des trois premiers marins dont les tombes se trouvent à l’île Beechey. Seraient-ils morts empoisonnés au plomb? De botulisme? D’un manque de zinc ayant mené à la tuberculose? Mais, attendez un peu, se pourrait-il que ces trois premiers décès aient été des anomalies, des exceptions qui ne nous disent rien sur les événements subséquents? Il est possible que les vingt-et-un autres décès, soit ceux de neuf officiers et douze marins, aient été causés par un événement, un accident ou une blessure.

Quelques chercheurs se sont demandé si ces vingt-et-un hommes auraient mangé quelque chose que les autres n’auraient pas consommé. À ma connaissance, personne n’a publiquement invoqué la désastreuse expédition danoise-norvégienne du début des années 1600 où soixante-deux hommes sur soixante-cinq avaient été perdus. En 1619-1620, l’explorateur Jens Munk, alors à la recherche du passage du Nord-Ouest, avait mené deux navires à passer l’hiver à l’endroit aujourd’hui connu comme Churchill, au Manitoba.

À partir des carnets de Munk, j’ai raconté dans mon livre, Dead Reckoning, les terribles misères qu’ils ont vécues. Au cours de mes recherches, j’ai découvert un article de Delbert Young, « Killer on the Unicorn », publié à l’hiver 1973 dans la revue Beaver. Dans cet article, il faisait porter la responsabilité de la catastrophe sur la viande d’ours polaire qui aurait été mal cuite ou mangée crue.

Peu après être arrivé à Churchill en septembre 1619, Munk a noté qu’à chaque marée haute des bélugas pénétraient dans l’estuaire du fleuve. Ses hommes en avaient capturé un et l’avaient ramené à la rive. Le lendemain, un « grand ours blanc » était arrivé sur la plage pour s’y nourrir. Much l’a tué par balle. Ses hommes se sont délectés de la viande d’ours. Munk avait commandé au cuisiner « de la faire bouillir légèrement puis de la préserver dans le vinaigre pour une nuit ». Quant à lui, il a fait rôtir sa viande et il a écrit « qu’elle avait bon goût et n’avait pas créé de désagrément ».

Comme l’observe Delbert Young, Churchill se situe au cœur du pays des ours. Après cette première occasion, les marins ont probablement mangé plus de viande d’ours polaire et Munk ne l’a pas mentionné. Au cours de sa longue carrière, il avait vu des hommes mourir de scorbut et il savait comment soigner cette maladie. Il a noté que certains marins en avaient souffert, que leurs dents s’étaient déchaussées et qu’ils avaient des ecchymoses sur la peau.

Mais lorsque les hommes ont commencé à mourir en grand nombre, il a été étonné. Cela dépassait de beaucoup tout ce qu’il avait vu jusqu’à ce jour. Son chef cuisinier était mort au début janvier et à partir de ce moment, il y avait eu « des maladies violentes… et de plus en plus souvent ».

Après une analyse approfondie, Delbert Young a identifié la trichinose comme la cause probable. La trichinose est une maladie parasitaire qui n’a pas été complètement élucidée avant le 20e siècle et qui est endémique chez les ours polaires. Une viande infectée, pas assez cuite, dépose des larves embryonnaires dans l’estomac du mangeur. Ces parasites minuscules s’enchâssent dans les intestins, se reproduisent, pénètrent dans le sang et, en quelques semaines, s’enkystent dans les tissus musculaires dans tout le corps. Ils causent les terribles symptômes que Munk a décrits et, s’ils ne sont pas traités, peuvent causer la mort de quatre à six semaines après l’ingestion.

Revenons à l’expédition Franklin. Est-ce que la trichinose, causée par l’ingestion de viande crue d’ours polaire, aurait pu tuer ces neuf officiers et la douzaine de marins? Et pousser le reste de l’équipage à abandonner les navires? Et rendu plusieurs hommes si malades qu’ils pouvaient à peine penser ou marcher? Et que certains d’entre eux aient été si malades qu’ils ont dû être mis en quarantaine dans une tente séparée?

Au cours des dernières années, lorsque je me suis rendu à l’île Beechey avec Adventure ours polaires. Nous nous précipitions dans les zodiaques au premier signe de leur venue. Dans cette même situation, à l’arrivée d’un ours polaire, comment auraient réagi les hommes de Franklin? Ils auraient tué ces ours et les auraient mangés, en apportant peut-être un peu de cette viande sur les navires. Cette viande mal cuite, distribuée de façon inégale parmi les officiers et les membres d’équipage aurait peut-être été la cause de ces statistiques asymétriques quant au nombre de morts… et à tout le reste. C’est donc ce que je suggère dans mon livre Dead Reckoning.

Lorsque j’ai mis cette théorie en ligne, certains amis n’étaient pas d’accord. Au moment où Franklin a pris la mer au milieu du 19e siècle, ont-ils dit, les officiers de la Marine royale savaient que la viande d’ours pouvait ravager le corps humain, même s’ils n’en comprenaient pas les raisons. C’est vrai. Cependant, un sympathisant de mon hypothèse a porté mon attention vers une vidéo montrant un chasseur expérimenté décrire la façon dont lui et ses compagnons avaient été extrêmement malades après avoir mangé de la viande d’ours qui avait été mal cuite. Dans un épisode de admet s’être senti humilié : « Ça fait des années que je prêche l’importance de bien cuire la viande d’ours à mes téléspectateurs et à mes lecteurs. C’est vraiment gênant ».

Rinelli savait parfaitement que manger de la viande d’ours pouvait être dangereux, mais il en a mangé tout de même. Est-ce que quelqu’un peut douter du fait que les hommes de l’expédition Franklin, qui subsistaient sur de maigres rations et cherchaient désespérément à varier leur régime alimentaire, auraient fait la même chose?

Au cours des prochaines années, les plongeurs de ParcsCanada qui examinent l’Erebus et le Terror trouveront certainement des preuves irréfutables sous forme de documents écrits, de restes humains ou les deux. D’ici là, je continue de parier sur une trichinose causée par de la viande d’ours polaire.

Sunken ship