Entrevue avec Andrew Lambert

Andrew Lambert

Le professeur Andrew Lambert, du King’s College à Londres au Royaume-Uni, est un historien de la Marine britannique et le narrateur de divers documentaires sur l’histoire britannique. Son livre Franklin: Tragic Hero of Polar Navigation a été publié en 2009.

Lyle Dick – Entrevue avec Andrew Lambert, professeur au King’s College

1) Quand et comment avez-vous entendu parler de la dernière expédition de sir John Franklin?

Le récit de Franklin fait partie des grands mythes de la Marine royale; alors, si vous étudiez l’histoire navale depuis aussi longtemps que moi – j’avais probablement quatre ou cinq ans lorsque je suis tombé sur Franklin. Je suis un historien de la marine depuis que je sais lire, alors je connais cette histoire depuis très longtemps. Même si j’étudie plus particulièrement le dix-neuvième siècle, je ne m’y étais jamais attardé sérieusement comme sujet de recherche, jusqu’à une rencontre avec un producteur et un réalisateur de cinéma à Somerset House, ici au King’s College, en 2004. Ils m’ont dit, est-ce que vous connaissez l’expédition et j’ai dit oui; puis ils m’ont demandé, est-ce que vous viendriez en Arctique avec nous pour filmer et j’ai dit oui, quand, et ils ont dit la semaine prochaine! Ainsi en l’espace d’une semaine je suis passé de quelqu’un qui en savait assez pour remplir un côté d’une feuille de papier à quelqu’un qui avait tout lu ce qui lui tombait sous la main et qui se trouvait à bord d’un avion en direction de Gjoa Haven. Ce sujet est alors passé de l’arrière-plan au premier plan très, très rapidement.

2) Qu’est-il arrivé à l’équipage de Franklin?

L’expédition Franklin est arrivée à destination dans sa deuxième année après avoir levé les voiles; ils ont hiverné sur l’île Beechey, ils ont descendu le détroit de Parry, tourné dans le détroit de Peel et ils sont arrivés très près du nord magnétique. Puis ils ont été enclavés dans la glace et ils ont probablement présumé que la glace ouvrirait l’été suivant – cela n’est pas arrivé. Alors ils ont été bloqués dans la glace, dérivant lentement vers le sud jusqu’à ce qu’ils manquent de nourriture et ils ont décidé d’abandonner le navire. Puis ils ont entrepris un périple à pied vers la grande rivière à poissons [rivière Back] et le poste de traite le plus près qu’ils pourraient trouver pour chercher du secours, mais cela représente une distance de plus de mille milles [1600 km]. C’était perdu d’avance. Jamais ils n’auraient pu couvrir une telle distance.

3) Pourquoi ont-ils échoué?

Je ne dirais pas que l’expédition a échoué. Ils ont atteint leur objectif et ils ont fait les observations pour lesquelles ils avaient été envoyés. Ils ont été incapables de s’extirper de la position qu’ils avaient atteinte. Si on utilise l’analogie d’une expédition de montagne, si vous arrivez au sommet, vous l’avez montée. Si vous ne pouvez pas redescendre jusqu’en bas, vous demeurez le premier à avoir atteint le sommet.

4) Où sont les navires?

Je ne pense pas que la découverte des navires de Franklin fera une grande différence. Nous savons où ils étaient lorsqu’ils ont été abandonnés. Les plans existent, on pourrait les rebâtir demain si on voulait. On ne trouvera aucun des éléments de preuve dont on a besoin, la preuve écrite pour réellement comprendre l’expédition : on a besoin des journaux de bord, on a besoin des carnets de recherche sur le magnétisme, on a besoin des autres documents écrits qui auraient été à bord de ces navires – on ne les trouvera pas. Même s’ils ont sombré en parfaite condition comme le Breadalbane, un des navires de ravitaillement qui s’est brisé et a coulé près de l’île Beechey, ils ne nous diront rien qu’on ne sait déjà. Alors, à part pouvoir faire un X qui marque l’endroit dans le nord du Canada, c’est à peu près tout.

5) Comment le savez-vous?

Il y a un récit classique de l’histoire de Franklin, qui a été largement façonné au milieu du dix-neuvième siècle notamment par lady Jane Franklin, Francis Leopold McClintock et d’autres qui désiraient contourner la question assez déplaisante du cannibalisme parce que les Anglais ne font pas cela. C’est quelque chose que les autres font. Alors, plutôt que de dire que c’était une contribution scientifique de grande importante au développement de la science terrestre et de la navigation, ils ont décidé qu’il était mieux d’en parler comme d’une mission d’exploration géographique et de l’insérer dans une chronologie où les Anglais, qui sont réellement très stupides, ont continuellement tenté d’accomplir quelque chose qui était impossible et totalement inutile au plan économique. Si vous lisez la correspondance de Franklin à partir des années 1820, il sait que c’est complètement et absolument inutile, qu’il n’y a aucune raison de trouver le passage du Nord-Ouest parce que les navires ne peuvent l’utiliser pour quoi que ce soit; il n’y a aucune chance de réussite avec des navires de bois de deux cents tonnes, ils ne l’utiliseront jamais pour le commerce, il n’y avait aucune raison de le faire. Ils sont retournés pour le magnétisme terrestre. J’ai compris cela après avoir lu tous les grands récits où l’expédition Franklin est montrée comme étant perdue à l’avance et qui montrent que la cartographie est complétée au cours des recherches pour retrouver Franklin, ce qui est vrai en partie. Mais chaque expédition qui a cherché Franklin a fait des recherches sur le magnétisme terrestre.

6) Pourquoi cela vous importe-t-il?

L’expédition Franklin est un des grands mystères du passé. Un de ces récits où nous ne savons pas précisément ce qui est arrivé parce qu’il n’y a eu aucun survivant et il n’y a rien de matériel qui a survécu au-delà de la célèbre lettre de Crozier et Fitzjames rédigée en quelques étapes et qui a été retrouvée par McClintock. Nous n’avons pas assez de preuves pour être certains de pouvoir créer une chronologie qui se tient ou donner une solide explication. Il y a des cases vides. On ne sait pas où sont les navires, on ne connaît pas les raisons exactes qui ont poussé les hommes à abandonner les navires, on ne connaît pas les causes de la mort de Franklin. On sait que les trois hommes enterrés à l’île Beechey sont morts de tuberculose, ce qui est très intéressant à cause du récit standard de l’expédition, celui de Richard Cyriax, qui était un médecin; c’était un spécialiste de la tuberculose, mais il ne connaissait pas le rôle de la tuberculose au sein de l’expédition Franklin parce qu’il a écrit son récit dans les années 1930. L’expédition d’Owen Beattie des années 1980 était encore loin dans le futur. L’expédition Franklin veut dire qu’on ne sait pas tout et que les chances de trouver assez d’éléments de preuve pour expliquer l’ensemble de ce phénomène sont très minimes. Et je pense que le but de l’histoire ne devrait pas être de tout connaître : elle devrait laisser de l’espace dans lequel nous pouvons utiliser notre imagination, notre logique, notre intuition et les preuves disponibles pour créer un argument qu’on peut ensuite faire progresser, dont on peut débattre et discuter.

7) Quelle est l’importance de la dernière expédition de Franklin?

L’importance de l’expédition est, essentiellement, que tout le nord du continent américain et au-delà, incluant les archipels, soit Canadien, car le sol est truffé de dépouilles d’Anglais. En fait, la plupart sont Acadiens et plusieurs Écossais et Irlandais. Les Britanniques ont donné le Grand Nord au Canada et leur revendication aux titres de propriété était très humaine : ils l’ont trouvé, ils l’ont cartographié, ils l’ont nommé, ils y ont enterré leurs morts. Ce coin de pays demeurera toujours un peu anglais. C’est là son importance. C’est aussi le processus qui a largement fait progresser la compréhension du magnétisme terrestre. Et en suscitant la plus grande mission de sauvetage au monde, elle montre que les Anglais de l’époque victorienne avaient du cœur et aussi qu’ils utilisaient leurs émotions sincèrement – Franklin était un homme aimé de tous, ils sont donc partis à sa recherche.

Sunken ship