Interprétation de Charles Dagneau

Charles DagneauCharles Dagneau, Équipe d'archéologie subaquatique Parcs Canada (Parcs Canada)

Bio : Charles Dagneau est né dans la ville de Québec, au Canada, où il a étudié l’archéologie à l’Université Laval (Québec), entre 1996 et 1999. Il a obtenu une maîtrise en archéologie à Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, entre 1999 et 2001, puis un doctorat en anthropologie à l’Université de Montréal, entre 2003 et 2009. Depuis ses débuts sur le terrain, en 1996, Charles a travaillé comme archéologue terrestre et subaquatique sur une variété de sites au Canada, aux États Unis et en France. Il s’est spécialisé en archéologie maritime postmédiévale des 17e et 18e siècles, en architecture navale, en études culturelles matérielles et en analyse du bois, y compris la dendrochronologie. Il a participé à de multiples projets de fouilles, comme ceux de l’épave de Cavalaire (France, 16e siècle), des naufrages du Elizabeth and Mary (Québec, 1690), du Fort Saint Louis (Texas, 1685), du Lapérouse (Îles Salomons, 1788) et de l’Aber Wrack 2 (France, 18e siècle). Il a notamment collaboré avec l’association Adramar et le ministère de la Culture français (Drassm) sur les épaves de La Natière (Dauphine, 1704 et Aimable Grenot, 1749) entre 1999 et 2007. Il est entré au service de Parcs Canada en 2008 et, depuis, il a participé à un certain nombre de recherches et de projets de préservation dans l’ensemble du pays.

Sur la base de votre expérience et de vos recherches, qu’est-ce que la découverte des épaves nous apprend sur ce qui est arrivé à l’expédition Franklin?


            
        Carte montrant les sites des épaves du Terror et de l’Erebus (Parcs Canada)

Les positions des deux épaves en elles-mêmes nous forcent à revoir le récit traditionnellement véhiculé sur l’expédition Franklin (Cyriax 1997). Avant ces découvertes, nos connaissances de l’expédition après l’abandon des navires au large de la pointe Victory en avril 1848 étaient fondées sur de rares preuves archéologiques trouvées sur l’île du Roi-Guillaume ainsi que sur la tradition orale inuite principalement recueillie lors de missions de recherche menées après 1850. Cette tradition orale nous apprend que l’un des deux navires de Franklin a été écrasé dans les glaces à l’ouest de l’île du Roi-Guillaume alors que l’autre s’est rendu jusqu’à la péninsule Adélaïde, plus au sud, où il a sombré près de l’île O’Reilly (Barr 1999; Hall 1879; Gilder 1880; McClintock 1859; Rae 2014; Schwatka 1882; Stackpole 1965; Woodman 1991). Les témoignages inuits du 19e siècle concernant l’épave sud ont constitué un élément clé dans la découverte de l’Erebus en 2014 (Moore et al. 2017; Schwatka 1882: 125-126; Gilder 1880:78-79). Quant au Terror, il a été localisé en 2016 dans la baie de Terror, beaucoup plus au sud que l’endroit où il avait été abandonné initialement, et ce, grâce à des renseignements fournis récemment par les Inuits (Dagneau et Moore 2017; Watson 2017:324-336).

Si des hommes sont retournés sur Erebus et l’ont navigué jusqu’à sa destination finale, comme le suggère la tradition orale inuite, le navire aurait réussi à se rendre dans une région déjà connue par une expédition antérieure ce qui aurait permis à l’expédition de finaliser la cartographie de l’une des routes du passage du Nord-Ouest. Ainsi, l’expédition Franklin aurait atteint son objectif ultime, mais à un coût évidemment intolérable. L’Erebus aurait été dans une position favorable pour compléter le passage du Nord-Ouest en eau libre l’été suivant à partir de la baie de Wilmot-et-Crampton. Quant au Terror, il aurait pu naviguer vers l’ouest par le golfe de la Reine-Maud à partir de la baie de Terror.

Il faut aussi considérer l’endroit où le Terror a été découvert par rapport au « site de l’hôpital » dans la baie de Terror. En effet, les récits inuits recueillis au 19e siècle décrivent un camp substantiel à l’embouchure ou près de la tête de la baie de Terror. Un grand nombre de corps associés à l’expédition Franklin ont été découverts par McClintock à cet endroit, nommé le « site de l’hôpital » (McClintock 1859:75-76). Selon les témoignages inuits enregistrés subséquemment par Schwatka, les vestiges du camp auraient été emporté par les eaux en 1873 (Schwatka 1882). La localisation exacte de ce site n’a jamais pu être déterminée par les archéologues (Stenton 2016:19).

À ce stade, il est impossible de déterminer catégoriquement si les coques ont dérivé par elles-mêmes vers leurs destinations finales ou si des hommes y sont retournés et ont piloté les navires. Les deux épaves sont situées opportunément dans des endroits assez fermés, ce qui pourrait suggérer qu’il y aurait eu des hommes à bord. Ceci étant dit, il est aussi probable que les glaces de mer aient naturellement mené l’Erebus et le Terror vers le détroit d’Alexandra à partir du lieu d’abandon de 1848. Il est cependant difficile de déterminer à ce stade des recherches quel concours de circonstances a pu mener le Terror dans la baie de Terror et l’Erebus dans la baie de Wilmot-et-Crampton, leurs destinations finales respectives.

Les données archéologiques recueillies de 2015 à 2017 par l’Équipe d’archéologie subaquatique de Parcs Canada indiquent que les deux navires étaient configurés pour les quartiers d’hiver plutôt que pour la navigation lorsqu’ils ont sombré (Moore et al. 2017; Dagneau et Moore 2017). Les ancres avant des deux navires ont été trouvées près de la coque (Erebus) ou caponnées en position (Terror); cependant, nous ne savons par encore si des ancres de glace avaient été déployées avant le naufrage. Dans le cas du Terror, cette interprétation est aussi appuyée par un certain nombre d’observations dont, par exemple, la présence d’espars pour supporter les auvents d’hiver; des capots d’hiver sur les descentes; plusieurs cheminées installées sur le pont supérieur, dont une située dans l’espace manœuvre du cabestan; finalement, l’absence d’un gouvernail et d’une hélice en position fonctionnelle.

Est-ce qu’il vous vient de nouvelles questions à l’esprit?

La majorité des grandes questions de recherche n’ont pas été résolues. Les découvertes de l’Erebus et du Terror ne marquent qu’une étape du processus d’enquête scientifique à long terme mené par Parcs Canada et ses partenaires. Certaines des questions plus spécifiques qui viennent à l’esprit à la suite de ces découvertes sont les suivantes :

Pourquoi les navires n’ont-ils pas été trouvés ensemble? Les équipages y étaient-ils retournés après l’abandon initial? Si oui, est-ce que le Terror a été utilisé comme base d’opération dans la baie de Terror et est-il lié de quelque façon que ce soit au soi-disant « site de l’hôpital »? L’Erebus a-t-il été utilisé pour naviguer et explorer vers le sud? Combien d’hommes en santé ont fait partie d’une ou de plusieurs expéditions d’exploration à ce moment-là?

Quels types de vestiges ou de traces archéologiques seront trouvés sur les rivages de la baie de Terror et sur les petites îles près de l’Erebus dans la baie de Wilmot-et-Crampton? Comment les lieux où ont été retrouvées les épaves peuvent-ils nous aider à réinterpréter la distribution régionale des fameuses « reliques de Franklin » et du matériel récupéré et échangé par les populations inuites?

Quels sont les renseignements que vous aimeriez voir révéler par les fouilles archéologiques des épaves et par d’autres recherches?

Étant donné l’état exceptionnel de préservation des deux épaves, nous croyons que les fouilles archéologiques en cours nous aideront à mieux comprendre une partie des événements et de la chronologie de l’expédition Franklin, essentiellement toujours entourée d’un épais mystère (Moore et al. 2017; Dagneau et Moore 2017). Ces fouilles devraient fournir d’excellentes occasions :

  • d’étudier des groupes cohérents d’artéfacts trouvés dans des espaces clos, tels que les cabines des officiers, les coffres des marins ou le réduit du charpentier, notamment des artéfacts associés à des personnes connues à bord des navires. Cela nous aidera à interpréter qui était en vie et qui était absent lorsque les navires ont été abandonnés une première et peut-être une seconde fois;
  • de mieux comprendre la vie quotidienne des simples marins, des gens souvent oubliés dans les documents historiques;
  • de mieux comprendre les modifications aux navires et aux gréements en 1845, par exemple le renforcement de la coque, la configuration des cabines, les modifications aux moteurs auxiliaires;
  • de mieux connaitre les nouveaux équipements spécialisés utilisés lors de cette expédition, par exemple, l’hélice rétractable, les illuminateurs de Preston, le poêle Frazer, le (présumé) cabestan Phillip, les pompes Massey, etc.;
  • d’étudier certains instruments scientifiques à bord, de reconstituer les activités menées au cours de l’expédition à l’aide de documents manuscrits (si certains ont survécu et sont accessibles) et des spécimens scientifiques collectés;
  • de déterminer l’étendue des provisions restantes, telles que les vivres, les vêtements et le charbon, ce dernier étant utilisé non seulement pour le chauffage, mais aussi pour la navigation à la vapeur;
  • de comprendre l’ampleur du matériel que les Inuits ont récupéré sur l’Erebus (et peut-être aussi sur le Terror) avant les naufrages, ainsi que l’impact de cet influx de matières premières (métal et bois) sur la région;
  • de découvrir des documents manuscrits sous la forme de journaux, de notes ou de registres officiels de la Marine royale, sans oublier la correspondance et les documents scientifiques pouvant nous renseigner sur la chronologie et le destin de l’expédition, et ce, du début à la fin.

Sources citées

Barr, William, dir. 1999. Searching for Franklin: The Land Arctic Searching Expedition 1855: James Anderson’s and James Stewart’s Expedition via the Back River. Hakluyt Society, Londres.

Cyriax, Richard J. 1997. Sir John Franklin’s Last Arctic Expedition The Franklin Expedition. A Chapter in the History of the Royal Navy. 2e édition. The Arctic Press, Sussex.

Dagneau, Charles, et Jonathan Moore. 2017. HMS Terror Archaeological Survey April 2017. Wrecks of HMS Erebus and HMS Terror National Historic Site of Canada. Équipe d’archéologie subaquatique, Parcs Canada, Ottawa.

Gilder, William H. 1880. Schwatka’s Search: Sledging in the Arctic in Quest of the Franklin Records. Sampson Low, Marston, Searle, and Rivington, Londres.

Hall, Charles Francis. 1879. Narrative of the Second Arctic Expedition Made by Charles F. Hall: His Voyage to Repulse Bay, Sledge Journeys to the Straights of Fury and Hecla and to King William’s Land, and Residence Among the Eskimos During the Years 1864-’69. J. E. Nourse (dir.). Government Printing Office, Washington.

McClintock, Francis Leopold. 1859. The Voyage of the “Fox” in the Arctic Seas: A Narrative of the Discovery of the Fate of Sir John Franklin and His Companions. John Murray, Londres.

Moore, Jonathan, Charles Dagneau, Marc-André Bernier, Ryan Harris, Thierry Boyer, Filippo Ronca, Brandy Lockhart, et Joe Boucher. 2017. HMS Erebus Underwater Archaeological Surveys 2015 and 2016. Wrecks of HMS Erebus and HMS Terror National Historic Site of Canada. Équipe d’archéologie subaquatique, Parcs Canada, Ottawa.

Rae, John. 2014. John Rae’s Arctic Correspondence, 1844-1855. TouchWood Editions, Victoria.

Schwatka, Frederick. 1882. The Search for Franklin: A Narrative of the American Expedition Under Lieutenant Schwatka, 1878 to 1880. T. Nelson and Sons, Londres.

Stackpole, Edouard, dir. 1965. The Long Arctic Search: The Narrative of Lieutenant Frederick Schwatka, U.S.A. 1878-1880, Seeking The Records Of The Lost Franklin Expedition. Marine Historical Association, Mystic.

Stenton, Douglas R. 2016. 2016 Franklin Search Expedition. Permit Report NAP 2016-4A. Government of Nunavut Department of Culture and Heritage, Igloolik.

Watson, Paul. 2017. Ice Ghosts. The Epic Hunt for the Lost Franklin Expedition. McClelland & Stewart, Toronto.

Woodman, David C. 1991. Unravelling the Franklin Mystery: Inuit Testimony. McGill-Queen’s University Press, Montréal.

Site web

Parcs Canada: L'expédition de Franklin

Sunken ship