small flourish

Voyage de Pehr Kalm au Canada, 8 août 1749. Description d'un couvent de religieuses à Québec.

228

Ce matin, je visite le couvent de religieuses qui se trouve en ville. Il n'est d'ailleurs aucunement permis à un homme d'y pénétrer, sous peine de graves sanctions ; l'abbesse n'a pas davantage le pouvoir d'autoriser un homme à le faire, sauf dans certaines pièces divisées en deux par une grille ; les personnes, hommes et femmes, qui ne font pas partie du couvent, se tiennent du côté de la grille extérieur au couvent et les religieuses du côté intérieur, et l'on se parle ainsi, à travers les trous pratiqués dans la grille. Mais pour ajouter aux nombreuses marques d'honneur que les Français ont accordées à ma personne, en ma qualité de Suédois, l'évêque m'a donné la permission de pénétrer à l'intérieur même du couvent afin de pouvoir le visiter. C'est l'évêque seul qui a le pouvoir de donner une telle permission à une personne du sexe masculin, mais il est assez rare que quelqu'un puisse bénéficier de ce privilège ; cela n'est donné qu'une fois ou l'autre et à des gens de distinction, tel que le gouverneur général. Il faut noter cependant que le medicus regius a la permission d'entrer et de sortir autant de fois qu'il le veut; monsieur Gauthier, homme assez versé dans l'art médical, mais aussi en botanique, est l’actuel medicus regius et c’est lui qui m'accompagne aujourd’hui au cours de cette visite.

Nous commençons par voir l'hôpital, que je décrirai bientôt, puis nous montons de là dans le couvent, qui fait corps avec l'hôpital. C'est une grande construction en pierre de trois étages, divisés à l'intérieur par de longs corridors, avec des chambres, des salles et d'autres pièces des deux côtés; les chambres des religieuses sont à l'étage supérieur, sur les deux façades; chaque chambre est assez petite, sans peinture intérieure, garnie de quelques images de saints ou de choses de ce genre sur les murs; une image de Notre Sauveur en croix, un lit garni d'un rideau par devant et d'une bonne literie, un petit pupitre étroit, deux chaises, et c'est tout; il n'y a pas de feu à l'intérieur des chambres et cependant les religieuses s'y tiennent ainsi pendant l'hiver, même durant les plus grands froids; dans l'un des corridors se trouve un poêle en fonte que l'on allume l'hiver en laissant les portes des chambres ouvertes, si bien qu'un peu de la chaleur dégagée par ce poêle peut y pénétrer, mais ce doit être fort peu.

A l'étage intermédiaire se trouvent les salles où les religieuses se rassemblent dans la journée et une salle où elles travaillent ; cette dernière est spacieuse, convenablement peinte et garnie d'un crucifix; il y a un poêle. C'est là que travaillent toutes les religieuses qui font de la couture, de la broderie, de la

229

dorure, toutes sortes de roses en soie qui semblent presque naturelles; en bref, les religieuses de ce couvent exécutent tous les travaux fins que l'on peut attendre des femmes. Dans une autre salle, les religieuses se rassemblent pour tenir une sorte de conseil; dans une autre se trouvent les religieuses souffrantes ; dans une autre, celles qui sont très malades; dans une autre encore, on donne l'instruction à celles qui viennent d'arriver et qui se destinent à la vie religieuse; dans une autre grande salle, les religieuses prennent leurs repas toutes ensemble; les tables sont disposées le long des murs; d'un côté se trouve une petite chaire et un livre français y est posé, qui traite de la vie des saints dont il est parlé dans la Bible. Durant les repas, règne un silence complet et personne ne dit un mot; puis l'une des plus anciennes se lève et monte dans la chaire pour lire à ses soeurs un passage du livre qui s'y trouve; lorsque, après un certain temps, ce livre est achevé, on prend un autre ouvrage spirituel; lorsque les religieuses sont à table, elles sont assises uniquement sur le côté intérieur, contre le mur, tandis que le côté extérieur ne comporte pas de sièges et que personne ne se trouve là.

Dans la plupart des pièces et des grandes salles il y a une table dorée garnie de chandeliers et de chandelles qui entourent l’image d'un saint et une représentation de Notre Sauveur. C'est près de cela qu'elles font leurs petits exercices religieux et leurs prières; sur un côté du couvent se trouve l'église; près d'elle il y a une grande pièce, séparée de l'église par une grille, de telle sorte que les religieuses peuvent regarder dans l'église, sans franchir la grille. Quand a lieu le service divin, les religieuses se tiennent dans cette grande pièce tandis que le prêtre se trouve dans l'église; lorsque le prêtre revêt les vêtements liturgiques, une religieuse les lui passe par une ouverture, si bien qu'elle n'a jamais à entrer dans la sacristie, ni à se trouver dans la même pièce que le prêtre.

Il existe par ailleurs dans ce couvent plusieurs pièces et salles dont je suis incapable de me rappeler l'utilité et l'affectation. A l'étage inférieur se trouvent la cuisine, le fournil, plusieurs magasins à provisions, etc. Dans le grenier, tout en haut, les religieuses serrent les semences et font sécher le linge; à l’étage intermédiaire, une sorte de balcon court à l'extérieur tout autour du bâtiment, et les religieuses peuvent y aller prendre l'air et regarder les environs. Du couvent, la vue est fort belle sur presque tous les côtés: on peut voir le fleuve, les plaines et les champs qui s'étendent au delà de la ville; sur un côté du couvent, se trouve un grand jardin où les religieuses ont éga-

230

lement la liberté de sortir et de se promener; ce jardin réservé aux religieuses est entouré d'un mur élevé; il est rempli de plantes potagères de toutes espèces, ainsi que de nombreux pommiers, cerisiers, noyers sauvages, groseilliers rouges et autres arbustes semblables.

On dit que les religieuses sont actuellement au nombre d'une cinquantaine ; la plupart d'entre elles sont âgées et il s'en trouve à peine quelques-unes de moins de quarante ans; il y a quelques jeunes filles à qui l'on enseigne actuellement tout ce qui concerne la vie religieuse; ces nouvelles venues ne sont pas admises immédiatement, mais sont retenues ici pendant deux ou trois ans pour que l'on examine si elles sont désireuses de demeurer de façon stable et si elles sont fermement décidées ; en effet, durant toute cette période, elles gardent toute liberté de ressortir du couvent si elles estiment ne pas avoir le goût d'y demeurer; par contre une fois qu'elles ont été acceptées au nombre des religieuses, elles n'ont plus jamais la possibilité de s'en aller, mais sont liées à demeure pour le reste de leur vie. Si l'on remarque qu'elles veulent changer de vie, elles sont mises dans une chambre d'où elles ne peuvent plus sortir. Les religieuses de ce couvent ne peuvent en sortir que pour se rendre à l'hôpital, qui est mitoyen et constitue un des bâtiments du couvent. Dans cet hôpital se trouvent les malades et celles qui occupent d'eux.

Au moment des adieux, l'abbesse me demande si je suis satisfait de leur installation; je lui en fait compliment, puis elle ajoute qu'elle et ses soeurs veulent prier Dieu de tout leur coeur pour moi, afin que je devienne un bon catholique romain ; à quoi je réponds que j'aimerais encore mieux devenir un bon chrétien et qu'en remerciement de leurs prières, je ne veux pas manquer de demander à Dieu qu'elles aussi aient la faculté de devenir de bonnes chrétiennes, car c'est bien le plus haut degré de religion que l'on puisse atteindre ici-bas, en ce séjour des mortels.

Quelques personnes de la ville, au nombre desquelles je compte même des dames, me disent qu'il est rare que l'une de ces religieuses se soit donnée à la vie monastique avant d'avoir atteint l'âge où l'on a perdu tout espoir de se marier et où on ne voit plus d'autre issue que d'entrer au couvent. Dans les trois couvents visités, les religieuses m'ont paru très âgées, ce qui montre que les dires que je viens de rapporter ne doivent pas être dépourvus de tout fondement. Tous les gens d'ici disent qu'au Canada, tant à la campagne qu'en ville, il s'en faut de

231

beaucoup qu'il y ait autant d'hommes que de femmes, car beaucoup d'hommes trouvent la mort durant leurs expéditions, par exemple dans les îles des Indes occidentales, où ils meurent ou bien s'établissent: beaucoup d'autres sont tués au cours des guerres, etc. De là vient la nécessité pour les femmes d'entrer au couvent.

L'hôpital, comme je l'ai dit plus haut, constitue une partie du couvent; il se compose de deux grandes salles, ainsi que de quelques chambres attenantes et d'une pharmacie; les grandes salles comportent, sur chaque côté, deux rangées de lits, l'une devant l'autre; la rangée intérieure, c'est-à-dire la plus proche du mur, est entourée d'un rideau, mais la rangée extérieure en est dépourvue; chaque lit est garni d'une belle literie, comportant une paire de draps propres, et dès que le malade n'occupe plus le lit on le refait, si bien que, dans l'hôpital, tout est propre, net et en ordre. Entre chaque lit à rideau et, par conséquent entre chaque lit dépourvu de rideau : car l'un se trouve toujours devant l'autre et au même alignement, il y a une distance de trois à quatre aunes et dans cet intervalle se trouve une petite table. Il y a de bons poêles et de belles fenêtres; les malades sont veillés par des religieuses, qui leur donnent à manger, leur procurent tout ce dont ils ont besoin, et sont par ailleurs à leur disposition; il y a en outre plusieurs hommes qui assurent les soins, y compris le chirurgien; le medicus regius est tenu de venir ici une ou même plusieurs fois par jour, afin de veiller à tout et de donner ses ordres. On reçoit par priorité dans cet hôpital les soldats malades, ce qui se produit surtout lorsque les vaisseaux du roi arrivent ici, c'est-à-dire ordinairement en juillet ou en août, ou encore en temps de guerre; mais à d'autres époques et lorsqu'il n'y a pas beaucoup de malades parmi les soldats, on accueille ici des personnes pauvres dans toute la mesure où des chambres et des lits sont disponibles. On a des chambres particulières pour ceux qui sont très malades, afin qu'ils ne soient pas incommodés par le bruit de la grande salle.

Source: Kalm, Pehr, "Voyage de Pehr Kalm au Canada en 1749" (Montréal: Pierre Tisseyre, 1977), p. 228-231. Notes: Traduction annotée du journal de route par Jacques Rousseau et Guy Béthune avec le concours de Pierre Morisset

Retour à la page principale