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L’esclave. Micheline Bail. 1999.

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Le monstre infernal, gavé de vent et de combustible, poursuivait sa marche dévastatrice. Les flammes avalaient maintenant un à un les toits des maisons voisines de l'Hôtel-Dieu. Les fragiles chaumières de bois de la rue Saint-Joseph s'allumaient comme des torches en éclaboussant la nuit jusqu'à vingt lieues à la ronde. Au ras du sol, les gens couraient, criaient, certains traînant péniblement de lourds effets, au milieu des pleurs et des gémissements des femmes et des enfants. D'autres priaient, agenouillés dans la fange contre les monceaux de tous leurs biens pêle-mêle jurant à tous les saints d'amender leur vie de pécheurs pour qu'un miracle les épargne.

Puis le vent tourna et rabattit brutalement la bête dans la rue Saint-Paul, en direction de l'ouest. Cette fois, toute la place du Marché risquait d'y passer.

Une poignée de sergents de milice et de marchands acculés à la ruine prirent alors l'initiative de réquisitionner, sous la menace du fusil, des charpentiers, des maçons et des militaires pour couper le chemin au feu. Comme l'incendie faisait rage à l'est et à l'ouest

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comme au nord, on répartit les hommes en trois groupes pour abattre à la hache les mansardes de bois qui foisonnaient encore malgré les interdictions.

Un renfort inattendu vint appuyer le travail des hommes de hache et de scie : le curé de Grand-Maison s'avançait vers le sinistre, le saint sacrement brandi comme une épée. Agitant son arme sacrée en direction des flammes, il implorait à toute voix :

« Pitié pour nous, pauvres mortels, car nous avons péché. » De nombreux fidèles, gagnés par sa fièvre, laissaient tout en plan pour se jeter à genoux, tournés vers leur pasteur; on ne pouvait plus que s'en remettre à Dieu...

La tempête de feu fit rage pendant une couple d'heures encore avant de s 'essouffler, enfin matée par le travail acharné des sapeurs. À onze heures pile, le tocsin s'arrêta.

Une odeur de soufre planait sur la ville.

[...]

Dans le grand jardin de l'hôpital, encombré des effets épars de tout un chacun, des rescapés, abattus de fatigue et de désespoir, reprenaient lentement leurs esprits, en se restaurant d'une maigre soupe de pain et d'une rasade de vin, gracieuseté des récollets et de messieurs les sulpiciens, encore une fois épargnés.

Mais sous les braises froides du découragement et de la résignation couvait un autre feu, celui de la colère. Le bruit courait que le sinistre avait été causé par une main criminelle. Si tel était le cas, pensait-on, la punition devait être exemplaire!

Source: Bail, Micheline, "L’esclave" (Montréal: Éditions Libre Expression, 1999), 317-318.

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