Les sagas du Vinland

[…]

Deux sagas ont périodiquement été appelées les sagas du Vinland : « Grœnlendinga saga » [La saga des Groenlandais ]et « Eiríks saga rauða » [La saga d’Eirik le Rouge]. Elles appartiennent à la catégorie des œuvres littéraires islandaises du Moyen-Âge, Islendingasögur [Les sagas islandaises]. En Islande, il était entendu que les íslendingasögur étaient des sources historiques fiables et des récits crédibles sur des gens qui avaient réellement existé (Jonas Kristjánsson 1997:204).

Bien sûr, il y a toujours eu des sceptiques qui refusaient d’accepter le contenu des récits comme véridique. Le premier chercheur à refuser les Islendingasögur comme étant des sources historiques fiables fut le célèbre collectionneur de manuscrits, Arni Magnusson (1663-1730). Aujourd’hui, je pense que tous les chercheurs (qu’ils soient Islandais ou d’autres nationalités) s’entendent sur le fait que les íslendingasögur ne devraient pas être considérées comme des sources purement historiques, car ce ne sont pas des documents historiques comme tels. De la même façon, les chercheurs s’entendent pour dire qu’il serait faux de considérer ces sagas comme de la pure fiction sans réalité historique (Jón Helgason 1934:106-107, Turville-Petre 1975:230-231, Clover 1985:241-245, Jones 1986:14-16, Vésteinn Ólason 1993:44-49). Il s’agit donc maintenant de distinguer entre l’histoire et la fiction.

Lorsque nous nous interrogeons sur la fiabilité des sagas islandaises comme sources historiques, nous devons essayer de comprendre pourquoi une saga aurait été écrite – quelle était l’intention de son auteur. De plus, il est important d’examiner comment la saga a traversé le temps et, si possible, de découvrir l’époque de sa création. Cela dit, nous devrions peut-être accorder plus d’importance à des récits d’évènements survenus à la fin du dixième siècle et qui sont racontés dans une saga écrite vers les années 1200 qu’à des récits relatant les mêmes évènements trouvés dans une saga écrite cent ans après ou même plus tard.

Aucune autre œuvre n’a fait l’objet d’autant d’attention que les « Grœnlendinga saga » et « Eiríks saga rauða » afin d’en extraire quelques éléments de vérité historique. En effet, chacune des sagas offre un récit de la découverte du Vinland et des tentatives des Groenlandais et des Islandais d’y installer des colonies; dans la « Eiríks saga rauða », on trouve un récit sur la découverte du Groenland et sur les quelques Islandais qui s’y sont installés. Il existe des sources antérieures qui parlent de ces deux évènements, et j’y reviendrai plus loin, mais ces sources anciennes sont tellement laconiques qu’elles sont d’une utilité très limitée aujourd’hui. Cependant, ceux qui ont utilisé « Grœnlendinga saga » et « Eiríks saga rauða » comme documents historiques se sont trouvés rapidement confrontés au problème qui consiste à travailler avec des œuvres traitant des mêmes évènements, mais avec un regard très différent. Ceci s’applique particulièrement à la découverte du Vinland, aux expéditions au Vinland et aux tentatives d’y établir des colonies. Ces récits contradictoires ont été la source de nombreuses discussions sur l’ancienneté et la fiabilité de chacune des sagas. Dans cet essai, je n’ai pas l’intention d’étudier ce genre d’arguments. C’est un regard intéressant sur la façon dont les chercheurs tentent de résoudre des problèmes pour lesquels il n’existe aucune solution convaincante ou exhaustive. Il n’y a simplement pas assez de preuves pour poser de tels jugements. Je propose plutôt de traiter des circonstances entourant la préservation des sagas.[…]

Nous abordons maintenant la question : quel était l’objectif principal de l’auteur qui a écrit cette saga? Est-ce qu’il se contentait de rapporter aussi fidèlement que possible des évènements dont il avait entendu parler, ou qu’il avait lus dans des livres, ou avait-il une autre raison? Je veux affirmer dès le départ que je crois que tout le matériel compilé par l’auteur a été choisi pour faire partie d’une saga sur Guðríðr Þorbjarnardóttir. Je pense que l’objectif principal de l’auteur d’« Eiríks saga rauða » était d’écrire une saga en l’honneur de Guðríðr Þorbjarnardóttir, qui était une ancêtre des évêques du douzième siècle; ce n’était pas dans l’intention de l’auteur de rédiger un récit didactique sur la découverte du Groenland et du Vinland. […] Nous devons nous souvenir de ce fait lorsque nous réfléchissons sur la validité historique de la saga.

Lorsqu’on s’interroge sur l’objectif qu’aurait pu avoir l’auteur de « Grœnlendinga saga » en la rédigeant, la réponse s’avère très différente de celle exprimée en réponse à la même question sur l’auteur d’« Eiriks saga rauða ». L’objectif principal de l’auteur de « Grœnlendinga saga » semblait être en effet de faire un récit de la découverte du Vinland, de ses mérites et des périples pour s’y rendre. […]

J’ai mentionné au début de cet essai que les sagas « Eiríks saga rauða » et « Grœnlendinga saga » décrivent les mêmes évènements mais d’une manière bien différente. […] Pourtant, malgré des versions parfois contradictoires, leur inspiration vient des mêmes sources, probablement des récits oraux, et les deux œuvres ont beaucoup de matériel en commun. […]

Je vais maintenant examiner les sagas du Vinland, « Grœnlendinga saga » et « Eiríks saga rauða ». Comme je l’ai déjà dit, il est évident que ces deux sagas ont été inspirées du même récit à cause du matériel commun aux deux œuvres. Je me suis permis de faire une hypothèse selon laquelle des récits de la vie de Guðríðr Þorbjarnardóttir ont été colligés dans le but de savoir si son descendant, l’évêque Björn Gilsson, serait un saint acceptable pour le diocèse de Hólar (Olafur Halldórsson 1978:392-394).

Autant « Grœnlendinga saga » que « Eiríks saga rauða » rapportent que Guðríðr s’est fait prédire l’avenir au Groenland; dans « Grœnlendinga saga », on nous dit que ses descendants seraient « intelligents, bons, gentils, promis à un bel avenir et qui exhaleront une odeur de sainteté » alors que dans « Eiríks saga rauða », on retrouve : « ta descendance sera longue et honorable. Sur toutes les branches de ta famille brillera un rayon éclatant ». Selon moi, ces mots sous-entendent qu’un saint homme sortira de la lignée de Guðríðr. Mon argument principal est que les auteurs des sagas ne se seraient pas permis d’utiliser les mots « intelligents, bons, gentils, promis à un bel avenir et qui exhaleront une odeur de sainteté » {bjart, sætt ok ilmat vel) ainsi que « rayon éclatant » (bjartr geisli) s’ils ne faisaient pas référence à des saints hommes.[…]

[…] il y avait aussi des plans pour colliger du matériel pour le récit de leur vie [vita], et pour également assembler une liste de signes ou de miracles qui authentifieraient leur sainteté [miracula]. Sans ces deux éléments, vie vita et sainteté miracula, il ne pouvait y avoir de canonisation.

[…] je crois que l’origine des parties communes dans les récits sur la vie de Guðríðr Þorbjarnardóttir dans « Grœnlendinga saga » et « Eiríks saga rauða » se trouve dans ce matériel. […]

Certains faits rapportés dans les sagas sur (i) le comportement des Skrælings et (ii) les attraits du Vinland sont en accord avec les écrits des explorateurs du seizième siècle.[…] Le matériel qui a servi à écrire les sagas et qui est le plus proche des récits des explorateurs est plus facilement identifiable dans « Eiríks saga rauða » que dans « Grœnlendinga saga ». Cela indique que l’auteur de « Eiríks saga rauða » a peut-être eu en sa possession plus de matériel duquel s’inspirer que l’auteur de « Grœnlendinga saga ». D’un autre côté, l’auteur de « Eiríks saga rauða » semble avoir traité ses sources avec beaucoup plus de liberté que l’auteur de « Grœnlendinga saga ». En fait, il m’est arrivé de penser, ironiquement, que si Les voyages de Jacques Cartier avait été rédigé au douzième siècle, les chercheurs n’auraient pas hésité à prétendre que l’auteur de « Eiríks saga rauða » s’était inspiré de cette œuvre. […]

On pourrait aussi présumer que chacun des auteurs, ou les deux, ont remanié leur matériel source de façon à ce qu’il coïncide avec le cadre et le but de sa saga. Par exemple, il y de grandes similarités entre le matériel de « Grœnlendinga saga » sur les expéditions de Leif au Vinland et ce qui est écrit dans « Eiríks saga rauða » sur l’expédition de Þorfinnr karlsefni. L’auteur de « Grœnlendinga saga » semble avoir pensé qu’il était mieux d’inclure les descriptions du Vinland dans son récit de l’exploration de Leif, alors que l’auteur de « Eiríks saga rauða » inclut ce matériel dans le récit des explorations de Þorfinnr; et il en dit beaucoup plus sur son séjour au Vinland que sur l’exploration de Leif, sans doute pour donner plus d’importance au rôle joué par Guðríðr et sa famille dans cette saga.

Bibliographie

Clover, Carol J. 1985. 'Icelandic Family Sagas (Íslendingasögur)'', in Carol J. Clover and John Lindow, eds, Old Norse-Icelandic Literature. A Critical Guide. Islandica 45:239-315. Ithaca, N.Y and London: Cornell University Press

Jón Helgason. 1934. Norrøn litteraturhistorie. Copenhagen: Levin & Munksgaard.

Jónas Kristjánsson. 1988. Trans, by Peter Foote. Eddas and Sagas. Iceland's Medieval Literature. Reykjavik: Hið íslenska bókmenntafélag.

Jones, Gwyn. 1986. The Norse Atlantic Saga. Revised edition. Oxford and New York: Oxford University Press.

Ólafur Halldórsson. 1978. Greenland i mibaldaritum. Reykjavik: Sögufélag.

Turville-Petre, G. 1975. Origins of Icelandic Literature. Oxford: Clarendon Press. [First published 1953; reprint 1975].

Vésteinn Ólason. 1993. 'Uppruni íslendingasagna', Íslensk bókmenntasaga 2:39-52. Reykjavik: Mál og menning.

Source: Ólafur Halldórsson, "Les sagas du Vinland" in Approaches to Vínland: A conference on the written and archaeological sources for the Norse settlements in the North-Atlantic region and exploration of America, Edited by Andrew Wawn and Þórunn Sigurđardóttir (Reykjavík: Sigurður Nordal Institute, 2001), 39-40,42-44,47-48,50.

Retour à la page principale