Dr R. P. Little, « Quelques souvenirs de Tom Thomson et du lac Canoe », Culture, 1955

[ Larry Dickson's cabin ]

La cabane de Larry Dickson, Inconnu, Algonquin Park Archives, APMA 2821

Je me suis rendu au parc Algonquin pour la première fois en 1910; j’étais alors un des garçons au camp Waubens de M. George G. Brower, situé sur la grosse île en face du Highland Inn sur le lac Cache. Lors d’un de nos nombreuses excursions, nous avons traversé le lac Canoe et je me souviens très bien d’avoir vu les murs de brique rouge de l’ancienne scierie Gilmour et son toit galvanisé encore intacts. À cette époque, le village de Mowat, qui avait jadis compté 600 habitants, une école et un hôpital, n’était plus qu’une ville fantôme.

Le maître de poste de Mowat, M. J. S. Fraser (Shannon) vivait avec sa femme et sa famille dans le bâtiment de l’ancien hôpital sur la colline. Un entrepôt et une ancienne pension pour bûcherons, tous deux en assez bon état, se trouvaient plus bas à la droite de l’écurie; devant se trouvait la grande cour de la scierie, vide et déserte, avec ses 30 acres de sciure de bois et de planches de pin. De l’autre côté de la cour de la scierie, au bord du lac, se trouvaient les ruines de la scierie Gilmour et quelque trois maisons en bon état. Celle située à l’extrême droite avait à une époque appartenu à un contremaître, mais appartenait alors à M. Bletcher, un fabricant de meubles de Buffalo, New York. À la gauche de celle-ci se trouvait une cabane en bois rond, autrefois une école, qui était alors la propriété de M. C.O. Anderson de Cleveland, Ohio. De l’autre côté, on pouvait apercevoir un cottage, qui avait été un abri à une époque mais qui appartenait alors à M. Hugh Trainor, contremaître ambulant pour la Huntsville Lumber Company.

M. Trainor avait deux belles jeunes filles, Winnifred (l’aînée) et Marie. Marie a ensuite étudié à l’école des sciences infirmières de l’hôpital St. Luke’s, New York, et a épousé le Dr Roy McCormick, qui était garde-feu au lac Canoe lorsqu’il était étudiant. Winifred, une grande fille aux cheveux foncés, était une amie de Tom Thomson. Certains racontent que Tom était beaucoup trop pris par son travail pour s’intéresser à une femme et que, comme Natty Bumpo, le personnage des romans de Fenimore Cooper, il était marié

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à la beauté mystérieuse des forêts du nord. Dans les faits, Tom avait toutefois une petite amie – la belle Winifred Trainor. On les apercevait souvent ensemble et Tom lui rendait visite à Huntsville. Mlle Trainor vit maintenant à Huntsville et possède bon nombre d’esquisses de Tom, de photographies et de souvenirs.

En 1910, il y avait très peu de résidents permanents à Mowat. Il s’agissait de la famille de M. Fraser (sa femme, sa fille, sa belle-mère et son beau-père – le vieux M. J.E. Stewart), qui résidaient tous dans l’hôpital, ainsi que George Rowe, qui avait été un grand compositeur à une époque avant de travailler à la scierie et qui était alors guide et forestier, et qui habitait avec Larry Dickson, un bûcheron à la retraite, dans une cabane située sur une pointe sablonneuse à l’embouchure des ruisseaux Potter et Joe. [...]

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[...] Je suis retourné au camp de M. Brower en 1914. Nous avons traversé le lac Canoe lors d’une excursion avec un guide indien appelé Peter. Le lac Canoe avait exactement la même apparence que lorsque je l’avais vu auparavant – un endroit sauvage et désert. Les castors nageaient dans le lac, les chevreuils se promenaient dans la cour de la scierie et il n’y avait pas meilleur endroit dans le parc pour observer les animaux sauvages. À la fin du mois d’août, puisque je voulais rester après la fermeture du camp, M. Brower m’a envoyé chez Mark Robinson, le garde forestier en poste au lac Joe. J’ai logé chez Mark pendant une semaine et j’étais très intéressé lorsque je l’accompagnais lors de ses rondes dans la forêt et que je le regardais attraper des castors vivants. Vers le 7 septembre, Mark Robinson m’a dit que Shannon Fraser du lac Canoe ouvrait un pavillon pour les touristes. J’ai donc pagayé jusque là pour voir si je pourrais y loger. C’est au cours de ce voyage que j’ai rencontré Tom Thomson pour la première fois. Tom campait dans un bosquet de bouleaux situé sur la rive nord du lac Canoe, directement en face de l’ancienne scierie. Ce site avait été choisi pour établir le quartier général du parc, mais avait plus tard été abandonné. On avait creusé le sol et du bois de sciage était empilé d’un côté. Tom vivait dans une tente au milieu de ses couvertures de la baie d’Hudson, de ses panneaux de bois, de ses casseroles et de ses provisions (incluant un sac de farine). Le cheval est au cowboy ce que le canot de toile de 16 pieds était à Tom (ce canot avait été fabriqué par la Chestnut Canoe Company du Nouveau-Brunswick).

J’ai rencontré Tom pour la première fois près de Mowat Lodge. Il était habillé comme un homme des bois dans son pantalon Mackenaw. J’ai demandé à Tom si je pouvais camper avec lui. Tom a répondu qu’il n’avait pas

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d’objections, mais qu’il doutait que j’aimerais sa cuisine puisqu’il se nourrissait surtout de bacon, de galettes, de poisson et de patates. Il m’a suggéré d’aller voir les Fraser. [...]

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La photographie où on voit Tom et Arthur Lismer assis ensemble dans le canot de Tom a été prise par Bud devant l’abri du lac Smoke en 1914. [...]

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[...] J’étais au lac Canoe pendant l’été et l’automne de 1915 et de juin 1916 à octobre 1917, et Mme Fraser, qui habitait à l’année au lac Canoe, confirme mes dires à l’effet que Tom n’a jamais habité dans une prétendue « cabane d’artiste ». Tom campait habituellement à l’extérieur lorsque la température le lui permettait, du mois d’avril jusqu’à la première neige en octobre ou en novembre et il se sentait tout à fait chez lui dans sa tente de gitan. Tom ne se serait pas préoccupé d’avoir une cabane à moins que quelqu’un ne lui en ait donné une. Au début du printemps et à la fin de l’automne, Tom vivait avec les Fraser au même titre qu’un membre de leur famille. Il laissait souvent ses peintures sur panneaux de bois dans l’ancien hôpital. En 1914, ce cottage était rempli de peintures sur panneaux de bois parce que tous les artistes utilisaient l’endroit.

J’aimais beaucoup regarder Tom et ses amis à l’œuvre. Parmi ceux-ci, il y avait Jackson, Varley et Lismer,

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qui étaient membres du « Groupe des Sept ». Tom Thomson était généreux et franc; il donnait souvent ses peintures sur panneau lorsqu’on le lui demandait ou pour payer de petites dettes. Les Fraser en avaient plusieurs. Parmi elles, je me souviens d’une scène magnifique représentant les collines du lac Smoke revêtant leurs couleurs automnales; une du canot de Tom accosté sur le rivage; et une autre représentant le lac Canoe. Même si Tom vivait et travaillait seul la plupart du temps, il n’était pas antisocial pour autant, mais plutôt timide et réservé comme les hommes des bois le sont souvent. Il était trop absorbé par son travail – sa maîtresse jalouse – pour perdre son temps en conversations oiseuses mais était toujours prêt à donner un coup de main aux autres et aidait souvent les Fraser à faire leur potager au printemps. Une année (1916), il a conçu pour les Fraser la page couverture de la brochure du Mowat Lodge. Lorsque George Rowe le lui a demandé, il a peint une flamme sur la proue de son canot afin de l’identifier. Tom était extrêmement fier de son canot de marque Chestnut, qui, à la manière d’un centaure, faisait pratiquement partie de lui. L’histoire veut qu’il ait ajouté tout un tube de peinture d’artiste très chère à un pot d’émail à canot afin d’obtenir la teinte exacte qu’il avait en tête.

Les artistes étaient déjà partis lorsque j’ai quitté le lac Canoe vers la fin du mois d’octobre par le même train que Bud Callighen, sa femme et ses enfants, qui se rendaient à Barrie, Ontario. Lorsque je suis retourné au lac Canoe au mois de juillet suivant, soit en 1915, Tom peignait dans le parc; Mowat Lodge était une affaire florissante et les Fraser avaient converti l’entrepôt adjacent en une cuisine et une salle à dîner. Larry Dickson avait loué sa cabane entièrement aménagée à M. et Mme Cunard de la Caroline du Sud. George Chubb s’occupait maintenant du magasin de M. Fraser en plus de distribuer le courrier. Au mois de septembre, MM. Chubb et Cade se sont bâti une cabane dans laquelle ils ont passé l’hiver suivant. Tom

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est revenu à la fin du mois de septembre et est resté avec les Fraser jusqu’à la mi-octobre.

M. Callighen a dit qu’au printemps de 1915, Tom s’est plaint de ne pas pouvoir s’enrôler dans l’armée. Tom a fait observer qu’il « se rendrait là-bas quand même », mais certaines personnes portant un intérêt à son travail se sont opposées à ce qu’il abandonne sa carrière artistique pour partir outre-mer.

[...] Tom Thomson est arrivé tôt au mois d’avril 1917, alors que les Fraser semaient dans la terre gelée. C’est au cours de ce printemps qu’il a peint la cabane de Larry. [...] Les deux personnes au premier plan sont Mme Fraser (vert) et Mme Crombie (rouge). Mme Crombie était la femme du lieut. Robert Crombie du détachement du Royal Engineers. Il était alors au Canada parce qu’il était malade. Lui et sa femme étaient en lune de miel au lac Canoe.

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En mai, Tom a accroché toutes les peintures sur panneaux de bois qu’il avait faites ce printemps-là aux murs de la salle à dîner estivale des Fraser. Ils ont mis sur pied une véritable exposition d’art. Tom a dit à Mme Crombie qu’elle pouvait avoir celle qu’elle voulait. La seule raison pour laquelle je n’en ai pas pris une moi-même, c’est que je ne voulais pas abuser de la générosité de Tom.

Tom semblait d’excellente humeur ce printemps-là. Il m’a dit que ma santé s’était améliorée et a fait remarquer que mon visage était très différent la dernière fois qu’il m’avait vu. Durant plusieurs jours en mai, Tom a travaillé fort à faire un potager pour les Fraser derrière Mowat Lodge et il en a également fait un près de la scierie pour les Trainor. C’est un de mes derniers souvenirs de Tom.

Vers le milieu du mois de juillet 1917, alors que je faisais une excursion en canot, j’ai fait un arrêt au lac Canoe et, alors que je marchais vers Mowat Lodge, j’ai rencontré Charlie Scrim d’Ottawa qui m’a demandé sur un ton animé si j’étais au courant que Tom Thomson s’était noyé.

On ne saura probablement jamais exactement comment Tom est mort. Ce qui suit est le récit que m’en a fait Mme J.S. Fraser (qui habite maintenant à Whitney, Ontario) – (1953), avec qui Tom résidait au lac Canoe lorsque la tragédie s’est produite. Tom logeait à Mowat Lodge. Le dimanche 7 juillet 1917, il s’est préparé pour aller pêcher au barrage du lac Tea et il a quitté avec son dîner vers 1:00 p.m. M. Fraser l’a aperçu pour la dernière fois alors qu’il mettait à l’eau sa ligne à pêche en cuivre tout en pagayant à travers le passage étroit à la droite des îles jumelles. Il était environ 3:00 p.m. lorsque Martin Blecher et sa sœur Bessie se sont rendus sur le lac à bord de leur petit bateau à moteur rudimentaire et ont aperçu le canot de Tom vide qui dérivait près de l’extrémité la plus éloignée de la seconde île jumelle (appartenant au Dr Bertram et à M. Pirie). Ils

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n’ont pas arrêté, mais, sur le chemin du retour, ils ont remorqué le canot de Tom jusqu’à Mowat Lodge et l’ont mis dans leur hangar à bateau. Néanmoins, ils n’ont rien dit à ce sujet, croyant probablement que le canot appartenant à l’hôtel du lac Joe. Mardi matin, Charlie Scrim a découvert le canot de Tom dans le hangar à bateau de M. Blecher et c’est alors que les recherches pour retrouver Tom ont été lancées. Le canot contenait le dîner de Tom (constitué de pain, de beurre et de confitures), quelques vivres et des ustensiles de cuisine, que Tom traînait toujours avec lui, alors que les pagaies étaient en position de portage, mais elles pourraient avoir été placées ainsi par Martin Blecher pour les tenir en place. La ligne à pêche en cuivre n’y était pas. Tout le monde a cherché partout et un mot a été envoyé à George, le frère de Tom, qui est venu immédiatement. On a fait exploser de la dynamite dans le lac, mais sans résultat. Dix jours plus tard, le Dr Howland de Toronto, qui résidait sur la petite île Wapomeo, a vu quelque chose flotter devant cette île. George Rowe et Larry Dickson, qui passaient alors par là en canot, ont retiré de l’eau ce qui s’est avéré être le corps de Tom. La ligne de cuivre était cassée, mais quelques brins étaient toujours enroulés autour d’une des chevilles de Tom. L’enquête s’est tenue dans la maison de M. Blecher et un verdict de mort accidentelle a été prononcé. Le corps a été mis dans un cercueil en acier et enterré au cimetière du lac Canoe. M. Blecher père a prononcé le service funéraire. Deux jours plus tard, le corps a été exhumé, mis dans un cercueil scellé et enterré de nouveau à Leith, près d’Owen Sound.

[...]

Source: Dr. R. P. Little, "Quelques souvenirs de Tom Thomson et du lac Canoe," Culture 16 (1955): 210-222

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