Deux solitudes

« Dans cette ville, dit-il en regardant au-dessus de la tête d’Émilie, tous les pauvres que j’ai connus étaient français. C’est nous qui sommes éclaboussés par les voitures des Anglais. » Il baissa les yeux et regarda la fille assise à ses côtés, « Est-ce qu’il t’est déjà arrivé de penser à quel point les Anglais sont comparativement peu nombreux à Montréal? »

Émilie secoua la tête. Elle ne s’intéressait pas à ce qu’il racontait, mais la manière dont il s’exprimait provoquait chez elle une sorte de nausée. Il se pencha pour ramasser un grain de riz qu’on avait lancé au couple de nouveaux mariés. Il poursuivit, les yeux rivés sur le grain de riz qu’il tournait et retournait entre ses doigts. « À Montréal, il y a trois fois plus de Français que d’Anglais. Dans la province, nous sommes sept fois plus nombreux. Mais malgré cela, les Anglais détiennent tout! » Il cala le grain de riz sous l’ongle de son pouce et posa son regard sur le sol. « Les Anglais de Montréal possèdent presque tout le Canada. Dire qu’il y a eu un temps où c’étaient les Français qui détenaient le Canada en entier. »

Émilie tenta d’esquisser un sourire. Elle tira sur son manteau afin de l’inviter à se rasseoir, mais Marius savait qu’il s’exprimait mieux debout. « Dans les usines, tous les patrons sont anglais. Un patron anglais pour cinq cents ouvriers français. C’est amusant, non? » Il cassa solennellement le grain de riz entre deux ongles, comme on écrase une puce. « Mais dans l’ensemble, continua-t-il, c’est d’abord la paresse du pauvre que l’on doit considérer. Les riches ne sont pas moins stupides, mais je crois qu’ils ont peur. Et les hommes apeurés ne sont généralement pas paresseux. »

Émilie quitta le banc pour aller se placer tout près de lui. Juxtaposée à sa minceur amère et tendue, elle avait l’air ronde et saine. Son bon sens lui faisait désirer qu’il se taise. Ce qu’il disait était probablement intelligent, mais les gens intelligents ne récoltaient que des ennuis. Seuls les prêtres devaient parler habilement comme le faisait Marius.[...]

Source: Hugh McLennan, "Deux solitudes" (Toronto: McClelland & Stewart Ltd., 2003), 180. Notes: Première publication en 1945

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