La question des « vérifications »

10 3 janvier 1950

Les vérifications nous protègent
De nos propres termites
Mais il y a des dangers.

par Michael Barkway

Le téléphone a sonné dans mon bureau. « Pouvez-vous me donner des renseignements sur votre voisin John Smith? » La voix a établi son identité et j'ai répondu aux questions.

Oui, cela lui arrive de boire. Non, je ne l’ai jamais vu prendre un verre de trop. Oui, je pense que la femme qui vit avec lui est sa femme. Non, je ne peux pas le prouver. Il a démontré de l’intérêt pour exécuter des petits travaux dans ma maison. (La voix semblait particulièrement satisfaite d’entendre cela.) L’interlocuteur m’a remercié et a raccroché.

Vous devez avoir eu des dizaines de conversations similaires. Les bureaux de crédit pour le commerce de détail en font continuellement. Mais quelle serait votre réaction si les questions ne provenaient pas d’un bureau de crédit mais de policiers de la GRC en civil? Quelle serait alors votre opinion de John Smith?

C’est là le problème des « vérifications ». « Procéder à des vérifications » est à la mode. Cette expression a acquis un sens vaguement sinistre. Elle sous-entend une souillure vague et mystérieuse. Et s’il n’y a pas de souillures, alors pourquoi un ministère qui fait l’objet de « vérifications » se retrouve-t-il à la une des journaux ?

Il n’y a aucun mystère au processus de « vérification ». Il est du devoir le plus ancien et le plus élémentaire de tout gouvernement national de protéger l’État contre les groupes subversifs. Ce que fait le gouvernement pour protéger le Canada est exactement ce à quoi s’attend tout détaillant de son bureau de crédit.

Les « vérifications sont faites » par la Gendarmerie royale du Canada. Elles consistent à faire une « vérification du dossier » et « une vérification sur le terrain ».

Avoir accès au dossier policier de n’importe quel individu est chose très simple. Il est même possible qu’il n’en existe pas. Et s’il y en a un, son contenu est hautement secret et confidentiel. Cela serait très injuste autant pour les policiers que pour les individus concernés de rendre public le contenu du dossier : le moindre petit fait pourrait être déformé pour lui donner un aspect sinistre.

[…]

De plus, la plupart des renseignements les plus importants dans les dossiers de la GRC ont été assemblés par des agents qui doivent rester anonymes pour pouvoir agir efficacement. Dans le milieu de la subversion et de la trahison, on n’est jamais certain qui est le chat et qui est la souris. Le meilleur agent communiste est la dernière personne que vous pourriez soupçonner d’être un communiste. Parallèlement, le meilleur policier est l’homme qui semble être le communiste le plus convaincu. Aussi longtemps qu’il peut maintenir sa position en tant que camarade en qui on a confiance, il peut transmettre des renseignements aux policiers. Mais il ne peut jamais laisser tomber son personnage pour le reprendre plus tard. Dès qu’il se présente comme témoin dans un procès pour appuyer sa preuve, il devient inutile. Les années de travail et de planification qui lui ont permis d’être accepté dans le milieu sont sacrifiées.

La première tâche de la GRC est de protéger ses sources de renseignements. Faire une enquête sur des activités antisubversives est affaire de précision et de délicatesse et c’est dangereux. Il faut rester dans l'ombre, tout comme l'ennemi.

C’est particulièrement difficile d’évaluer les « associations dangereuses » en cette période de notre histoire. Les organisations qui auraient normalement servi de « couvertures » pour les communistes, celles que les forces policières auraient normalement surveillées de près, étaient jusqu’à tout récemment des associations hautement respectables, voire à la mode. Dans certaines circonstances, il serait légitime de regarder de plus près quiconque serait associé avec ces organismes; mais il serait très injuste de soupçonner de communisme toutes les personnes qui ont fait pression pour « armer la Russie » lorsque les Russes étaient nos alliés.

La « vérification d’un dossier » a des limites qui sont évidentes. Si la GRC n’a pas de dossier sur moi, cela pourrait vouloir dire que je suis un Canadien loyal ou que je suis un agent russe particulièrement efficace. Mais s’ils ont un dossier sur moi, son importance dépend de son contenu. Cela pourrait vouloir dire uniquement que j’étais particulièrement épris des libertés civiles ou d'un autre mouvement tout aussi louable à un moment où les communistes tentaient de prendre le pouvoir.

En conséquence, une vérification complète requiert une « vérification sur le terrain ». Tous les ministères qui doivent traiter des renseignements confidentiels et où la déloyauté pourrait avoir des conséquences sérieuses pour le Canada requièrent de telles vérifications pour tous leurs employés. Certains ministères subissent une vérification complète : vous pouvez presque deviner lesquels. D’autres ont des sections qui sont déclarées « vulnérables », ce qui veut dire qu’elles traitent des renseignements confidentiels; ces sections sont vérifiées alors que le reste du ministère ne l’est pas. Il y a des ministères qui ne requièrent aucune vérification.

La « vérification sur le terrain » est une version approfondie de la vérification de base faite par un bureau de crédit. Les policiers essaient de trouver tout ce qu’ils peuvent sur un individu. Ils parlent aux amis, à la parenté et aux voisins. Ils s’informent sur les relations commerciales et les activités de loisir. Ils enquêtent non seulement à Ottawa, mais aussi dans la ville natale du sujet. Ils se renseignent sur ses parents et ses préférences. Ils pourraient entendre une remarque faite par hasard dans un moment d’inattention : ils pourraient relever une quelconque excentricité politique de ses parents; ils pourraient remarquer un intérêt profond pour les questions sociales ou pour le baseball ou le billard. Ils pourraient rencontrer des ennemis ou des compétiteurs; ils devront alors faire particulièrement attention de ne pas tenir compte des rumeurs malicieuses.

Les policiers n’ont jamais la responsabilité d’interpréter ce qu’ils découvrent. Ils présentent les faits au sous-ministre du ministère concerné. Il lui revient, et non aux policiers, de décider si le sujet est qualifié pour obtenir un poste où la confidentialité est un enjeu.

La majorité des Canadiens trouve très déplaisantes toutes ces indiscrétions policières. Le Cabinet et le Commissaire de police n’aiment pas cela non plus. Mais comment une société démocratique moderne peut-elle se défendre contre ses propres termites?

Le renseignement est la clé. Aussi longtemps qu’un gouvernement sait ce qui se passe, il peut garder une longueur d'avance. Mais tout programme de mesures antisubversives est confronté à deux sérieux dangers. Le premier, c’est de devenir un État policier et de faire preuve d’un manque de perspicacité dans l’interprétation des intérêts privés d’un homme. Le second est celui de procéder à une chasse aux sorcières publique qui n’est qu’une façon moderne d’appliquer la loi de la rue.

En général, le public canadien ne croit pas les accusations hystériques sur la base de ouï-dire. Par bonheur, nous n’avons pas à subir les affres de gardiens amateurs et ignorants de la sécurité publique qui surgissent du Congrès américain. Nous sommes aussi protégés des chasses aux sorcières par la volonté du gouvernement et des forces policières de garder secrets leurs dossiers et leurs soupçons. Accomplir un travail confidentiel pour la nation canadienne est un privilège qu’aucun homme ne peut réclamer comme un droit lui appartenant. Mais chaque homme peut réclamer de ne pas être accusé – et même noirci par des accusations – de déloyauté à moins d’avoir l'occasion de confronter ses accusateurs et de se défendre.

Le secret, par contre, est dangereux; notre principale protection réside dans le fait que les forces policières n’ont pas la tâche de juger les preuves qu’elles amassent et qu’elles ne la réclament pas.

[…]

Source: Micheal Barkway, "La question des « vérifications »," Saturday Night, 3 janvier 1950

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