Aurore - Le mystère de l'enfant martyre
   
 

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La Presse 17 avril 1920, p. 13

LE MARTYRE D'AURORE GAGNON

POURQUOI LES AUTORITES N'ONT-ELLES APPORTE LEUR INTERVENTION QU'APRES LA MORT DE LA FILLETTE ?

En toute justice pour la population de Sainte-Philomène, il convient de dire que celle-ci n'est pas restée indifférente aux horreurs qui se passaient chez les Gagnon.-Un citoyen de la localité intervient auprès de la Couronne qui met des conditions!

LA MARATRE SERA EXAMINEE PAR DES ALIENISTES

La défense, qui jusqu'ici avait combattu de toutes ses forces la preuve des faite révoltants qu'on connaît, réclame le privilège de plaider folie pour la prévenue.

LES DERNIERS TEMOIGNAGES

(Du correspondant de la "Presse").
Québec, 17.-Hier après-midi, en Cour d'assises, sous la présidence de l'honorable juge L.-P. Pelletier, s'est continué le procès de cette femme Marie-Anne Gagnon, accusée d'avoir martyrisé sa belle-fille, Aurore Gagnon, laquelle, on le sait, est la propre enfant du mari de la prévenue, Télesphore Gagnon, qui subira aussi son procès sous une inculpation de meurtre.

LA DEFENSE CHANGE D'ATTITUDE

Un événement important s'est produit, hier après-midi, au procès de la femme Gagnon, surprenant les uns, désappointant les autres. L'accusée ne se défend plus qu'en plaidant folie! Les avocats de la défense qui avaient combattu jusqu'ici et de toutes leurs forces la preuve des faits révoltants que nos lecteurs connaissent, ont soudain changé leur fusil d'épaule réclamant le privilège de plaider folie, lequel privilège leur a été accordé par le juge Pelletier.

Avant de publier le rapport de l'audience d'hier après-midi nous croyons intéressant de rapporter ici un fait qui est parvenu à notre connaissance et dont la publication ne peut que rendre justice aux citoyens de Sainte-Philomène.

JUSTICE A CETTE POPULATION !

L'opinion publique a accusé la population de Sainte-Philomène d'être restée indifférente aux horreurs qui se commettaient dans la maison de Télesphore Gagnon. Il est vrai que certains faits qui se sont passés chez les Gagnon sont venus à la connaissance du voisinage au cours de l'hiver dernier. Mais les citoyens de Sainte-Philomène ne sont pas restés indifférents à ces horreurs.

LA COURONNE NE SE DERANGE PAS

Au contraire nous savons pertinément que dans la première partie de février, quelques jours avant la mort d'Aurore Gagnon, l'un des principaux citoyens de Sainte-Philomène s'est rendu à Québec spécialement pour dénoncer aux autorités la conduite des époux Gagnon et le danger qu'il y avait pour la vie d'Aurore Gagnon. Ce citoyen se rendit auprès d'un représentant de la Couronne et lui exposa tous les faits qu'il connaissait. Pour toute réponse, le représentant de la Couronne se contenta de conseiller à ce citoyen de prendre lui-même sur place des renseignements exacts et de déposer une plainte sous sa propre responsabilité. Ce n'est qu'à ces conditions que la Couronne consentait à intervenir.

N'Y A-T-IL PAS LA CRIANTE INERTIE ?

Le citoyen en question voulait bien voir les autorités essayer de prévenir un crime qu'il voyait commettre, mais il n'était pas prêt à se faire lui-même limier. Il demandait à la Couronne d'envoyer sur place un policier aux frais du gouvernement. Il se heurta à l'inertie des autorités. Rien ne fut fait. Quelques jours après, la pauvre petite martyre qu'un citoyen compatissant avait voulu sauver expirait victime de mauvais traitements. Et ce n'est qu'alors, après la mort d'Aurore Gagnon, que les autorités dépêchaient sur les lieux le coroner Jolicoeur pour faire une enquête sur la cause de la mort; le Dr A. Marois, pour faire l'autopsie et le détective Lauréat Couture pour rechercher les coupables et les arrêter. Sans l'inertie des autorités, la petite Aurore Gagnon aurait peut-être pu être sauvée et nous n'assisterions pas aujourd'hui à un procès pour meurtre.

ELLE VIENT DU COMTE DE NICOLET

Les gens de Sainte-Philomène qui assistent nombreux au procès tiennent aussi à ce qu'il soit connu que l'accusée Marie-Anne Houde n'appartient pas à une famille du comté de Lotbinière, mais à une famille du comté de Nicolet. Elle est née à Sainte-Sophie de Lévrard, dans le comté de Nicolet où elle a presque toujours vécu jusqu'à son mariage.

M. AURELIEN MAILHOT

Celui-ci, juge de paix, appelé par le curé pour le conduire chez les Gagnon, le 12 février dernier, continue son témoignage à la reprise de l'audience, à 2 h. 35 hier après-midi.

Il est interrogé par Me Fitzpatrick, l'un des avocats de la Couronne.

-Quand vous avez visité la chambre à coucher d'Aurore, le 9 mars, avez-vous vu un lit?
-J'ai vu une couchette.
-Encore?
-Une "strap" que je reconnais ici.

Par Me Francoeur:

-Avec qui étiez-vous?
-Avec le détective Couture. Nous avons mesuré la chambre qui mesurait 12 pieds par 15.
-Le tuyau du poêle d'en bas passe-t-il dans cette chambre?
-Oui.
-Cela réchauffe-t-il la chambre?
-Je ne crois pas, pas beaucoup.
-L'escalier donne-t-il sur la cuisine?
-Non.
-Y a-t-il d'autre chambre que celle d'Aurore en haut?
-Oui, car cette chambre ne mesure que 12 par 15 pieds.
-Il y a une cloison?
-Oui.
-Avez-vous remarqué du sang sur la cloison?
-Oui.
-Avez-vous en votre possession une lettre adressée par Aurore à sa mère pendant qu'elle était à l'Hôtel-Dieu?
-Oui.
-Cette lettre est déposée devant la Cour. Le juge décidera plus tard de la légalité de la production de cette lettre. Le contenu n'en est pas révélé au jury pour le moment. Au juge, M. Mailhot dit que cette lettre lui a été donnée par Marie-Jeanne, comme souvenir.

LE DOCTEUR A. MAROIS

Rappelé dans la boîte, ce médecin est interrogé par Me Francoeur pour déclarer le dénombrement des plaies et blessures d'Aurore. Il avait d'abord dit avoir constaté 54 blessures et plaies. Aujourd'hui, après examen de ses notes, il est en état de dire que sur le chiffre de 54 blessures et plaies, il y avait 50 blessures primitives. Les 4 autres sont des plaies causées par le passage du pus. Un grand nombre des plaies sont devenues plaies par la suppuration. Le juge alors fait revenir M. Mailhot pour savoir où sont demeurés les enfants Gagnon depuis la mort d'Aurore. M. Mailhot répond que les enfants sont demeurés chez leurs grands-parents jusqu'au temps du procès sauf un qui est resté à Saint-Jean des Chaillons.

M. ARCADIUS LEMAY

Le témoin, domicilié à Sainte-Philomène de Fortierville est un voisin des Gagnon. Il raconte à Me Fitzpatrick qu'il est allé chez Télesphore Gagnon, le jour de la mort d'Aurore avec M. Mailhot et M. Alphonse Chandonnet.

-Comment avez-vous trouvé Aurore:
-Couverte de plaies.
-Etiez-vous là quand elle est morte?
-Oui, vers 7 heures.
-Qui l'a ensevelie?
-C'est moi.
-Qu'avez-vous vu alors?
-D'autres plaies que je n'avais pas vues avant, dans le dos. Elle en était couverte.
-Sur la tête?
-Elle avait le cuir chevelu enflé d'un pouce. J'ai constaté cela à la demande du Dr Lafond.

Par Me Francoeur:

-Etes-vous allé là de bon gré?
-Non je ne voulais pas.
-Qui vous a demandé?
-M. Mailhot.
-En quelle qualité?
-En qualité de juge de paix.

M. ADJUTOR GAGNON

Ce témoin est ensuite interrogé par Me Fitzpatrick.

-Connaissez-vous l'accusé?
-Pas comme je la vois là.

Le juge ordonne à l'accusée de lever son voile. L'accusée obéit et le témoin la reconnaît.

-L'avez-vous vue l'hiver dernier?
-Oui, entre le 18 et 20 janvier.
-Qui avez-vous vu là?
-Elle, son mari et les enfants.
-Avec Aurore?
-Oui. Elle avait les yeux bien noircis. La mère a dit qu'elle avait attrapé cela pour être sortie dehors nu-pieds.
-Y êtes-vous retournée?
-Oui, le jour de sa mort, à la demande de M. Mailhot.
-Comment avez-vous trouvé Aurore?
-Ça m'a "retourné" de la voir; elle avait la figure toute décomposée.
-Elle vivait encore?
-Oui.
-L'accusée a-t-elle parlé?
-Elle a dit qu'Aurore devait souffrir d'une méningite.
-Vous a-t-elle parlé d'Aurore?
-Elle "dégobillait" sur cet enfant-là. Elle a dit: "J'aurais bien mieux voir mourir Aurore que mon beau-frère. Nous aurions été bien débarrassés".

Interrogé par Me Francoeur, M. Gagnon déclare que cette déclaration a été faite devant Télesphore Gagnon.

Me Fitzpatrick déclare alors la preuve close.

A suivre sur la page 37

LE MARTYRE D'AURORE GAGNON

Suite de la page 13

PLAIDER FOLIE !

Me Francoeur cause alors quelque émoi - on comprend cela en annonçant son intention de plaider démence, autrement dit folie.

Me Francoeur se base sur l'article 967 du Code Criminel, qui dit que lorsqu'au cours du procès, le juge constate que l'accusé est incapable pour cause d'aliénation mentale de contnuer [continuer] sa défense, on peut suspendre le procès et assermenter un jury spécial chargé d'examiner l'état mental de l'accusé.

CE QUE DIT LE TRIBUNAL

Me Aurèle Lemieux soutient la même demande, qui est vivement combattue par Me Fitzpatrick, avocat de la Couronne. Le juge croit avec Me Fitzpatrick que ce n'est pas en vertu de l'article 967 qu'il faut procéder, mais en vertu de l'article 19, qui est celui au moyen duquel on plaide folie. Il dit que la preuve de folie doit être faite devant le jury actuel et non pas devant un autre jury. Me Lemieux dit que les faits révélés au cours de ce procès sont tellement épouvantables qu'il n'est pas raisonnable de penser qu'une femme saine d'esprit ait pu commettre des actes pareils. Il demande qu'on examine l'accusée sur son état mental. Me Francoeur fait remarquer qu'il a contribué lui-même, par ses contre-interrogatoires, à faire revéler tous les faits dans toute leur horreur, convaincu qu'il était que seule une folle peut avoir commis ces actes.

M. Lemieux demande à la Cour d'entendre des médecins qui ont assisté au procès et qui nous diront si cette femme est folle. Il demande qu'on entende d'abord le Dr Derome. Le juge s'oppose à cela. Il est convaincu qu'un médecin, pas plus qu'un autre personne, pas plus que le jury, ne peut dire si cette femme est folle ou non sans que cette femme ait été observée et examinée par des médecins aliénistes.

NON ! DIT LE Dr MAROIS

"N'est-il pas vrai, Dr Marois, demande le juge, que vous ne pouvez vous prononcer sur l'état mental de cette femme sans lui avoir fait subir un examen?

-Certainement non! répond le docteur Marois. Si les faits révélés sont vrais, leur auteur est soit folle, soit méchante.

Me Francoeur ne peut croire qu'une femme ait "le fonds assez noir" pour commettre de tels actes. Et le juge Pelletier d'ajouter: "Il y a des "fonds noirs" qui sont intelligents. S'il fallait accepter votre théorie, les asiles d'aliénés ne seraient jamais assez grands". Le juge déclare que, pour lui, la meilleure chose à faire est de nommer une commission chargée d'examiner l'état mental de cette femme. Mais il ne faut pas que cette commission soit nommée partie par la Couronne partie par la défense. Il ne faut pas que l'on voie les membres de cette commission soutenir chacun de leur côté la cause pour laquelle ils ont été engagés. Il faut une commission indépendante, composée de médecins-aliénistes qui feront l'examen requis à la lumière de leur intelligence et sans partipris. Le juge continue: "je ne choisirai aucun des médecins présents pour faire partie de cette commission, malgré ma confiance en eux. Je les prendrai en dehors. J'en connais d'excellents. Nous allons suspendre la séance durant une dizaine de minutes pour me permettre d'y réfléchir. Et l'audience est suspendue.

CONTRETEMPS POUR LE JURY

A 4 heures 15 l'audience est rouverte. M. Francoeur se lève immédiatement pour demander à la Cour de changer le plaidoyer de "non coupable" de sa cliente en un plaidoyer de folie. Seulement, comme les choses se sont précipitées un peu vite, il n'a pas eu le temps de juger quelle est la meilleure procédure à suivre dans les circonstances. C'est pourquoi il demande l'ajournement au lendemain matin. Il ajoute qu'il espère terminer aujourd'hui (samedi) la preuve de folie qu'il entend faire soit par témoins soit par un examen de l'accusée devant une commission d'aliénistes. Le juge Pelletier déclare: "Je ne puis vraiment pas refuser de me rendre à cette demande. Les avocats de la défense ont le droit de faire cette demande, évidemment convaincus qu'ils n'avaient pas beaucoup de chance de réussir avec un plaidoyer de non coupable. Je regrette énormément ce contre-temps pour le jury qui ne pourra être libéré aussitôt que je l'avais espéré. Mais j'espère que comme de bons citoyens qu'ils sont, ils vont accepter ce nouveau sacrifice afin que justice complète soit rendue."

Le juge n'a donc pas encore nommé de commission. On verra aujourd'hui à quoi s'en tenir à ce sujet. La cour s'ajourne à ce matin à dix heures, afin de donner le temps aux avocats de la défense de prendre possession sur la meilleure procédure à prendre en cette affaire. Avant de quitter la salle, la femme Gagnon s'appuie sur le bord du banc des accusés cachant derrière ses deux mains sa tête déjà cachée par son long voile noir.

DEUX GENRES DE PROCEDURE

On espère que le procès de la femme Gagnon se terminera ce soir. Les avocats de la défense ont deux genres de procédures à soumettre: l'un consiste à faire examiner l'accusée par une commission d'aliénistes dont le rapport, s'il conclut à la démence, finira le procès à la suite de quoi l'accusée sera envoyée dans une salle d'aliénés; l'autre genre de procédure consiste à faire devant le jury actuel la preuve de la démence de l'accusée laissant au dit jury le soin de décider.

Source: Correspondant La Presse, "Le martyre d'Aurore Gagnon. Pourquoi les autorités n'ont-elles apporté leur intervention qu'après la mort de la fillette?," La Presse (Montréal), avril 17, 1920.

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