Une question de temps ( 2014 )

Les historiens s’intéressent au temps, cherchant particulièrement à retracer les changements qui s’opèrent dans le temps. Pourtant, le temps n’est pas un concept linéaire. Les sociétés ont développé leurs propres notions du temps selon des facteurs et des impératifs économiques, environnementaux et culturels. Les cultures occidentales ont développé une conception spécifique du temps qu’ils ont apportée avec eux en Arctique dans la période après-contact. Cette conception contrastait grandement avec celle des Inuits qui avait évolué au fil de nombreuses générations.

Pour les Inuits et leurs ancêtres de la culture de Thulé, le temps se mesurait selon les cycles de la nature. La mesure de base était la position du soleil lors de ses mouvements dans le ciel. Les plus longues périodes se mesuraient selon les mois lunaires et le mouvement des étoiles que les Inuits avaient appris à reconnaître comme étant des signes de changements saisonniers. Par exemple, en 1854, dans le nord-ouest du Groenland, un Inuit a informé un explorateur qu’il ne serait temps d’atteler les chiens que lorsqu’une certaine étoile atteindrait un point dans le ciel qui n’était pas plus haut qu’une autre étoile.

L’espace était également organisé selon des processus quotidiens qui se reproduisaient. Sur les pistes, les Inuits mesuraient le temps/espace par le temps requis pour voyager entre divers endroits, soit le nombre de « couchers » entre les campements. Par exemple en 1859, Oonalee, un membre des Netsilingmiuts [gens des phoques] de l’Arctique central, a expliqué la distance entre l’endroit où avaient sombré les navires de Franklin et leur position sur la péninsule de Boothia près de l’île du Roi-Guillaume, décrivant cette distance comme étant « 8 couchers ». Les plus grands trajets étaient marqués par le nombre de lunes séparant les deux endroits. L’espace était également une entité relationnelle plutôt que fixe. Il s’étendait ou se contractait selon la température et les conditions de voyage que les Inuits étalonnaient pour déterminer où aller et la distance à parcourir dans leurs voyages. Ils avaient appris à être aux aguets et à prendre avantage des signes de la température dans le ciel, le vent, la nature de la neige et ses contours. Tous ces signes étaient utilisés dans une approche d’interrelation. Ils insistaient beaucoup sur l’observation précise des caractéristiques de la nature qu’ils mémorisaient afin d’établir des points de repère sur la piste. Cela incluait les formes des reliefs, mais aussi les formes et les contours des roches et d’autres caractéristiques qui pouvaient sembler anodines. Pour ajouter à la lecture des signes de la nature, les Inuits construisaient aussi leurs propres balises géographiques, nommées inukshuks, des structures verticales de pierres érigées pour faciliter les voyages en territoires traditionnels.

Pour leur part, les cultures occidentales ont développé des notions très différentes du temps. Au cours des périodes agraires de développement, les Européens considéraient le temps en relation à la nature, tel le cycle annuel des moissons. Puis, le temps occidental s’est développé en un concept linéaire déterminé par les calendriers, les horloges et autres instruments mécaniques. Dans ces sociétés peuplées, commerciales et expansionnistes, le temps s’est soustrait des processus naturels et a été de plus en plus régi par les demandes des marchés commerciaux et des bureaucraties. Les approches occidentales du temps sont bien illustrées par la suite de tâches et d’activités quotidiennes assignées aux membres d’équipage des expéditions en Arctique, comme le démontre la note « Modifications à l’emploi du temps » rédigée par le capitaine Horatio Austin du HSM Resolute lorsqu’il a dirigé une expédition de recherche pour retrouver les membres de l’expédition Franklin en 1850.

La qualité linéaire du temps occidental était intimement reliée à la nature expansionniste de la culture occidentale. Le temps linéaire a été la source de grandes innovations technologiques, incluant le perfectionnement des chronomètres, des sextants et des astrolabes, des instruments particulièrement importants pour la navigation océanique. Pourtant, ces instruments pouvaient être imprécis, spécialement dans les régions polaires près du pole Nord magnétique, et lorsqu’ils se brisaient ou devenaient illisibles, les explorateurs ne possédaient pas les connaissances de base requises pour comprendre l’environnement arctique dans lequel ils se retrouvaient, connaissances qui auraient pu les aider à trouver des repères.

Les différences d’approches au temps et à l’espace des deux cultures sont clairement illustrées dans la façon d’ériger des monuments dans leurs nations respectives. Les Inuits érigeaient des inukshuks, ou des marqueurs de pierres, afin de les guider dans l’espace qu’ils occupaient alors que les Britanniques bâtissaient des monuments en pierres à titre de symboles de leurs conquêtes de l’espace. La colonne Nelson à Trafalgar Square, à Londres, en est un bon exemple. Elle commémore la victoire de l’amiral Horatio Nelson aux dépens des Français à Trafalgar en 1805 et fut immédiatement adoptée comme un symbole de la capacité britannique d’étendre sa dominance militaire et commerciale partout dans le monde.

Des images de ces différents monuments de pierres sont accessibles dans la collection de documents visuels de la section Archives de ce site web.

À propos de ce document

  • Auteur: Lyle Dick
  • Date: 2014
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