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Description de Montréal, 1721

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[...] plus on descend le Fleuve, & plus on avance au Nord, plus par conséquent le froid est piquant. Quebec est par les quarante-sept Degrés cinquante-six Minutes d'Elevation du Pole; les Trois Rivières par les quarante-six Degrés & quelques Minutes, & Montreal entre les quarante-quatre & les quarante-cinq, le Fleuve, au-dessus du Lac de Saint Pierre, faisant un Coude au Sud. Il semble donc, lorsqu'on a passé les Isles de Richelieu, qu'on soit tout-à-coup transporté sous un autre Climat. L'Air est plus doux, le Terrein plus uni, le Fleuve plus beau : ses Bords ont je ne sçai quoi de plus riant. On y rencontre de tems en tems des Isles, dont quelques-unes sont habitées, les autres, dans leur état naturel, offrent aux yeux les plus beaux Paysages du Monde : en un mot, c'est la Touraine & la Limagne d'Auvergne comparées avec le Maine & la Normandie.

[ Vue de Montréal en 1734, reconstitution tri-dimensionnelle, Centre Canadien d'Architecture et Centre for Landscape Research, adapté par Léon Robichaud et Mathieu Bilodeau, Bibliothèque du Centre Canadien d'Architecture  ]

L'Isle de Montreal, qui est comme le Centre de ce beau Pays, a dix lieuës de long, de l'Est à l'Ouest, & près de quatre lieuës dans sa plus grande largeur. La Montagne, d'où elle tire son nom, & qui a deux Têtes, de hauteur inégale, est presque dans le milieu de la longueur de l'Isle, mais elle n'est qu'à une demie lieuë de la Côte Méridionnale, sur laquelle on a bâti la Ville. Cette Ville a été nommée Ville-Marie par ses Fondateurs, mais ce nom n'a pu passer dans l'usage ordinaire, il n'a lieu, que dans les Actes publics, & parmi les Seigneurs, qui en sont jaloux. Ces Seigneurs, qui ont le Domaine, non-seulement de la Ville, mais encore de toute l'Isle, sont Messieurs du Séminaire de Saint-Sulpice; & comme presque toutes les Terres y sont très-bonnes, & en valeur, & que la Ville n'est guères moins peuplée, que celle de Quebec, on peut assûrer que cette Seigneurie vaut du moins une demie douzaine des meilleures du Canada. C'est le fruit du travail & de la bonne conduite des Seigneurs de cette Isle, & certainement vint Particuliers, entre lesquels on l'auroit partagée, ne l'auroient pas mise dans l'Etat, où nous la voyons, & n'y rendroient pas les Peuples aussi heureux.

La Ville de Montreal a un aspect fort riant; elle est bien située, bien percée, & bien bâtie. L'agrément de ses envi-

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rons & de ses vûës inspirent une certaine gayeté, dont tout le Monde se ressent. Elle n'est point fortifiée, une simple Palissade bastionnée, & assez mal entretenuë, fait toute sa défense, avec une assez méchante Redoute sur un petit Tertre, qui sert de Boulevard, & va se terminer en douce pente à une petite Place quarrée. C'est ce qu'on rencontre d'abord en arrivant de Quebec. Il n'y a pas même quarante ans, que la Ville êtoit toute ouverte, & tous les jours exposée à être brûlée par les Sauvages, ou par les Anglois. Ce fut le Chevalier de Callieres, Frere du Plénipotentiaire de Riswick, qui la fit fermer, tandis qu'il en étoit Gouverneur. On projette depuis quelques années de l'environner de Murailles (a) Ce Projet est présentement exécuté, mais il ne sera pas aisé d'engager les Habitans à y contribuer. Ils sont Braves & ils ne sont pas riches : on les a déja trouvé difficiles à persuader de la nécessité de cette dépense, & fort convaincus que leur valeur est plus que suffisante pour défendre leur Ville contre quiconque oseroit l'attaquer. Nos Canadiens ont tous, sur cet article, assez bonne opinion d'eux-mêmes, & il faut convenir qu'elle n'est pas mal fondée; mais par une suite de la confiance, qu'elle leur inspire, il n'est pas si mal aisé de les surprendre, que de les vaincre.

Montreal est un quarré long, situé sur le bord du Fleuve, lequel s'élevant insensiblement, partage la Ville dans sa longueur en Haute & Basse; mais à peine s'aperçoit-on que l'on monte de l'une à l'autre. L'Hôtel-Dieu, les Magasins du Roi & la Place d'Armes, sont dans la Basse Ville; c'est aussi le Quartier de presque tous les Marchands. Le Séminaire & la Paroisse, les Récollets, les Jésuites, les Filles de la Congrégation, le Gouverneur & la plûpart des Officiers sont dans la Haute. Au-delà d'un petit Ruisseau, qui vient du Nord-Ouest, & borne la Ville de ce côté-là, on trouve quelques Maisons, & l'Hôpital Général; & en prenant sur la droite au-delâ des Récollets, dont le Couvent est à l'extréminté de la Ville du même côté, il commence à se former une espece de Faux-bourg, qui avec le tems fera un très-beau Quartier.

Les Jésuites n'ont ici qu'une Maison; mais leur Eglise qu'on acheve de couvrir, est grande et bien bâtie. Le Couvent des Récollets est plus vaste, & la Communauté plus nombreuse. Le Séminaire est au centre de la Ville : il paroît

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qu'on â eu plus en vûë de le rendre solide & commode, que magnifique; on ne laisse pourtant pas de sentir que c'est la Maison Seigneuriale, elle communique avec l'Eglise paroissiale, qui a bien plus l'air d'une Cathédrale, que celle de Quebec. Le Service s'y fait avec une modestie & une dignité, qui inspirent du respect pour la Majesté du Dieu, qu'on y adore.

La Maison des Filles de la Congrégation, quoiqu'une des plus grandes de la Ville, est encore trop petite pour loger une si nombreuse Communauté. C'est le Chef d'Ordre & le Noviciat d'un Institut, qui doit être d'autant plus cher à la Nouvelle France, & à cette Ville en particulier, qu'il y a pris naissance, & que toute la Colonie se ressent des avantages, que lui procure un si bel Etablissement. L'Hôtel-Dieu est desservi par des Religieuses, dont les premières ont été tirées de celui de la Flèche en Anjou. Elles sont pauvres, cependant il n'y paroît ni à leur Sale, qui est grande, bien meublée, & bien garnie de Lits; ni à leur Eglise, qui est belle & très-ornée; ni à leur Maison, qui est bien bâtie, propre et commode; mais elles sont mal nourries, quoique toutes infatiguablement occupées, ou de l'instruction de la Jeunesse, ou du soin des Malades.

L'Hôpital Général doit son établissement à un Particulier, nommé Charron, qui s'étoit associé plusieurs personnes de piété, non-seulement pour cette bonne oeuvre, mais aussi pour fournir les Paroisses de la Campagne de Maîtres d'Ecole, qui fissent pour les Garçons ce que les Soeurs de la Congrégation font pour les Filles : mais la Société se dissipa bientôt; des affaires survenuës aux uns, l'inconstance des autres, réduisirent le Sieur Charron à lui seul. Il ne se découragea pourtant point; il vuida sa bourse, il eut le secret de faire ouvrir celles de quelques personnes Puissantes; il a bâti, il a assemblé des Maîtres & des Hospitaliers; on s'est fait un plaisir d'aider & d'autoriser un Homme, qui n'épargnoit, ni son bien, ni sa peine, & que rien ne rebutoit. Enfin, avant sa mort, qui arriva en 1719, il a eu la consolation de voir son projet hors de tout risque d'échouer, au moins quant à l'Hôpital Général. La Maison est belle, & l'Eglise fort jolie. Les Maîtres d'Ecole ne sont pas encore bien établis dans les Paroisses, & la défense, qu'ils ont euë de la Cour, de prendre un Habit uniforme,

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& de s'engager par des Voeux simples, pourra bien les empêcher de se perpétuer.

Source: Charlevoix, François-Xavier, "Journal d'un voyage fait par ordre du roi dans l'Amérique septentrionnale" (Paris: Nyon fils, 1744), tome III, p. 137-140.

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